Construction ferroviaire : le nationalisme a le vent en poupe

L’analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation 
Quelle belle Europe que nous présente les constructeurs ferroviaires européens. Ces deux dernières années nous ont fourni un spectacle grandiose de la montée en puissance des préférences nationales. Sommes toute, c’est dans l’air du temps si l’on analyse en parallèle les dernières campagnes électorales. Le magazine « Ville, Rail & Transport » du 17 avril 2012 rappelait le syndrome en titrant « Pour protéger l’industrie, faut-il fermer les frontières ? », relayant le cris d’alarme de l’industrie française de la construction ferroviaire. Mais il n’y a pas que la France. Plantons le décor.

Un paysage industriel en recomposition
Depuis les années 90 s’est opérée une très vaste restructuration du secteur de la construction ferroviaire. Les éléphants établis, tels Alsthom (avec « H » à l’époque) et Siemens, ont commencé a rafler tout une série d’industries voisines et concurrentes, construisant par delà les frontières de vastes ensembles transnationaux. C’était sans compter l’arrivée – que l’on attendait pas – du canadien Bombardier dans l’industrie allemande en particulier, française ensuite. Un morceau d’AEG, icône germanique devenue un temps ADtranz via Daimler Benz, est désormais estampillé Bombardier avec la célèbre locomotive universelle TRAXX produite à Kassel. Siemens de son côté s’est consolidée en rachetant Krauss-Maffei Wegmann et produit à Munich-Allach sa locomotive Taurus devenu l’emblème du renouveau du rail rheno-alpin, cela sans oublier le rachat du français Matra, qui produit notamment le métro automatique VAL de Lille. Alstom, libéré de son « H », acquiert une autre icône, italienne cette fois, Fiat Ferroviaria et ses trains pendulaires pour pallier à sa trop grande spécialisation dans son TGV à la française, peu exportable tel quel. Au-delà de ce trio, des challengers demeurèrent actifs comme les espagnols Talgo et CAF ou l’italien Ansaldo-Breda, qui a conçu les rames Fyra pour le prochain trafic Benelux (voir article). Dans ce monopoly de géants, des entreprises « nationales » sont ainsi passée dans des groupes mondiaux, tel BN à Brugge ou ANF Valenciennes passés chez Bombardier ou ACEC Charleroi et Fiat Savigliano chez Alstom. Tous ces groupes ont adopté la spécialisation des usines puisque qu’on ne construit plus par pays mais pour un marché complet, ce qui aura un impact considérable sur la politique industrielle. Dorénavant un tram = une usine pour toute l’Europe, un schéma adopté par tous les constructeurs du continent.

La bataille des dinosaures
Une politique industrielle qui fait électoralement peur ses deux dernières années lorsqu’on analyse certains contrats récents. Dans ces décennies où les contrats de renouvellement du matériel pleuvent, tant en chemin de fer qu’en transport public, des craintes ont pu surgir quant aux conséquences sociaux-économiques de ce choix de spécialisation par usine. On peut déjà citer au milieu des années 90 le choix SNCB pour 60 locomotives Alstom, faisant l’ire de Siemens qui se consola plus tard avec une vaste commande « compensatoire » de locomotives diesels T77 et T78. Ailleurs, des batailles homériques sont engagées à chaque contrat, où le dialogue s’effectue par avocats interposés. Exemple avec l’automotrice Desiro, le produit « train régional » de Siemens : il s’est bien répandu en Angleterre tout en étant exclusivement construit à Krefeld, près de Düsseldorf, quelque soit le réseau client. C’est la raison de cette guerre à l’anglaise en 2011, lorsque l’attribution des nouvelles rames pour le RER Londonien Thameslink a été précisément attribué à Siemens, provoquant la menace du concurrent Bombardier de liquider 1.400 emplois présents sur son site de Derby d’où les émotions médiatico-politiques d’usage. Siemens vient encore d’en rajouter une couche concernant l’offre Crossrail – une autre ligne RER londonienne – où la firme allemande indiquait sans détour que seul Krefeld construirait les 60 rames si elle l’emportait. Re-tempête sur les falaises…

La claque Eurostar
La plus médiatique des « affaires » est sans nul doute la préférence accordée – en octobre 2010 - pour 10 rames Siemens Velaro par le CA d’Eurostar, firme de droit britannique mais filiale des trois chemins de fer anglais, belges et français, ces derniers étant majoritaires au capital. La procédure ITN (Invitation to Negociate) a été ici engagée en lieu et place de l’appel d’offre public car Eurostar étant de droit privé, elle pouvait s’affranchir de l’obligation de publicité qui est une contrainte des marchés publics. D’où une vaste colère franco-française remontant jusqu’à l’Elysée et qui flirtait bon avec le nationalisme industriel car contre une firme privée, on ne peut politiquement pas grand chose. Depuis, l’eau a coulé sous les ponts via un vaste marchandage qui ne dit pas son nom. Fin 2011 le fameux Velaro tant décrié entamait ses essais sur la LGV Rhin-Rhône. Au début 2012, la SNCF fut discrètement priée de renforcer le « pôle national » et d’acquérir 30 à 40 rames Duplex pour faire passer la pilule. La guérison fut rapide puisqu’Alstom retirait sa plainte à la Haute Cour de Londres et recevait de plus, d’Allemagne, une commande de 28 trains régionaux « Coradia Continental » destiné au réseau NRW. Ainsi se fait l’Europe de la libre entreprise dont les décisions d’achat ne sont pas guidées par les seuls besoins du marché, ce qui doit ravir l’aile gauche de l’échiquier politique.

L’Europe en rade
Plus récemment, une passe d’arme franco-allemande est intervenue à Lille où le contrat de doublement des rames du métro lillois fut attribué à Alstom plutôt qu’à l’historique « Matra-Siemens », concepteur des lieux depuis 30 ans. Siemens a demandé – et recevra - « des explications » sur les causes de son échec.

On peut donc conclure sans se tromper que malgré « Merkosy » ou « Merkollande », la préférence nationale demeure vivace au sein de l’opinion publique – et donc des politiques. A ceux qui dénoncent que le néolibéralisme ambiant avait renvoyé la puissance publique dans les rangs des spectateurs, on rétorquera vertement qu’il n’en est rien, et ce avec la toute grande bénédiction de l’industrie elle-même ! Au final, cette Europe socio-politique tant vantée par médias interposés ne serait-elle pas qu’un vaste rêve pour écrivains hors du temps ?

A lire : que les pro-européens lèvent le doigt !