L'auto à la fête, la société au vestiaire


C’est parti, une fois encore : le salon de l’Auto de Bruxelles attend ses 600.000 visiteurs pour tenter de booster le secteur, dont on dit qu’il réalise 20% de ses ventes sur les dix jours d’ouverture. Une importance capitale pour l’industrie et tous ses dérivés, au premier rang desquels le secteur publicitaire. On se heurte alors à une réflexion frontale : alors que le reste de l’année, les médias en nombre se répandent en nouveaux projets sociétaux post-carbone, voilà tout d’un coup qu’une trêve s’impose, le temps d’une grand’ messe. Observation du phénomène…

Une histoire connue
Comme le rappelle avec beaucoup de talent Nathalie Halgand, Docteur en Sociologie à l'Université de Nantes, « L’automobile n’a pas été un simple événement industriel. (Ndlr : dès les années 30) elle est mêlée, désormais, d’une façon intime, à l’histoire de l’élégance contemporaine ». Tous les ingrédients issus du marketing tels que la vitesse, le luxe, l’évasion, a fait de l’automobile un objet mythique, développe-t-elle. Une élégance qui a rejeté le transport public, alors dominant, au rang des objets industriels, souvent sales et formatés « pour les pauvres ». La suite est connue : l’après seconde guerre-mondiale a vu s’imposer en Europe le mode de vie américain centré sur seulement deux transports, l’avion et l’auto. La société carbone est en marche, et avec elle l’éviction drastique de tout ce qui ressemble à un véhicule sur rail (1).

Domination sociétale
Synonyme de modernité, l’auto a refaçonné les villes dans les années 50-60, alors que l’Europe célèbre son apogée au sein des nations occidentales. Le citoyen participe pleinement à la fête, fuit la ville, s’installe où il veut et crée pour ses nouveaux besoins un nouveau monde entièrement formaté au dieu à quatre roues, avec ses grands centres commerciaux en périphérie voire même en pleine campagne. Tout cela est connu.

Le résultat de cette domination sociétale est tout aussi connu : l’excès nuit en tout, dit-on. Pollution, encombrements croissants, dépendance quasi psychologique, le résultat sociétal pourrait paraître bien négatif. Mais le plus grave est ailleurs : avec ses pleines pages et ses spots à 30 secondes en prime time, l’auto est aussi une vache à lait pour tout un monde : celui de l’industrie. Laquelle revendique en plus des centaines de milliers d’emplois, thème numéro un des préoccupations citoyennes et électorales. Du coup, vu sous cet angle, l’auto devient moins négative, elle reste même indispensable, voire quasiment sacralisée.

Nathalie Halgand  enchaîne : « L'automobile agit sur les représentations communes. Elle émeut, elle agit sur la sensibilité, elle fait intervenir l'émotivité. L'automobile ne laisse pas insensible les individus par toute une production médiatique qui a modelé les consciences individuelles de manière à ce qu'elle soit vue sous une certaine forme sympathique ayant donné naissance au mythe de l'auto. D'où son passage d'objet utilitaire à valeur économique à Objet mythique à valeur sacrale ». A ce compte-là, les grands enjeux sociétaux sur la mobilité passent à la trappe dès l’instant où il faut passer aux actes.

(Philipp Küng CC BY-NC-SA 2.0)


Constats et réactions
En 2005, près de 890 millions de véhicules parcouraient la planète (selon CCFA, 2005). En 2007, le milliard aurait été dépassé. De 1955 à 2005, l'augmentation de leur nombre a été environ trois plus rapide que la croissance de la population. En Europe, les 16,5 millions de véhicules vendus avant la crise tombèrent à 12 millions en 2013. A un échelon local, Bruxelles annonçait une diminution de 7% de son trafic automobile urbain, il est vrai versé sur d’autres axes plus saturés. Il n’en fallait pas plus pour faire monter aux barricades les convaincus de la société post-carbone. Exemple parmi d’autres avec Stéphen Kerckhove, délégué général d’Agir pour l’Environnement (France), qui écrivait en 2012 : «  Le désamour (cette fois-ci consommé) entre les français et leur automobile n’est pas ponctuel mais conjoncturel. La voiture n’est désormais plus qu’un simple outil de mobilité. De fait, la centralité de l’automobile est dernière nous ». A priori, en 2014, nous n’y sommes pas encore et le « désamour » est loin d’être prouvé, comme en témoigne les efforts pour le véhicule compact (la Smart), ou électrique. 

Gaele Lesteven, chercheuse associée au laboratoire Géographie-cités et chargée d’études chez 6t-bureau de recherche, le rappelle d’ailleurs : « diminuer la demande automobile en encourageant un report modal des automobilistes vers les transports en commun ne permet pas de fluidifier le trafic, car tout automobiliste qui quittera sa voiture pour les transports en commun sera remplacé à terme par un autre automobiliste ». 

L’Observatoire français Cetelem a interrogé les Européens sur la place de la voiture dans la société. La notion de liberté procurée par la voiture individuelle arrive en tête aujourd’hui dans l’esprit des consommateurs (52 % en moyenne pour les huit pays), suivie par le gain de temps (49 %) et les coûts (45 %). Signe de sa banalisation, la voiture comme simple moyen de déplacement arrive au quatrième rang avec 45 %, et les notions de luxe et de réussite sociale sont reléguées en queue de peloton. Enfin, la contrainte environnementale (la pollution) passe du septième au cinquième rang avec 45 %. La possession du véhicule privé n’est donc pas près de s’éteindre durablement, mais pourrait être différenciée…

L'ère du temps : les « fausses propres »
Mais les arnaques sur les consciences sociétales sont aussi une spécialité de la publicité automobile. Pressés par les consommateurs prennant conscience par ces mêmes médias des enjeux du réchauffement climatique et par les normes européennes qui se mettent en place, les constructeurs automobiles tentent de réduire autant que possible les consommations de carburant des véhicules proposés. Le site Cybergeo avait ainsi enquêté en 2006 dans la presse belge et résumait qu' « il ressort de cet examen que les publicités vantent des véhicules automobiles qui, du point de vue émissions de CO2/km, sont d’un autre âge et sont clairement en contradiction avec les valeurs prônées dans les articles de fond rédigés par les journalistes de ces médias ». Cela a-t-il changé en huit ans ? Le discours publicitaire est formaté aux moeurs ambiantes et s'adapte à toutes les contraintes. Pour mieux les contourner. Françoise Hernaez Fournier, Directrice du planning stratégique de Kantar Media résumait le bilan des tendances d’expression publicitaire des marques, qui tourne autour de 4 types de discours : le « sécuritarisme », le « consumérisme », l’« hédonisme » et l’« innovation ». Bien loin, l'enjeu de la mobilité...

La fête continue
Il ne faut pas se voiler la face : l’affaiblissement profond de l’idéologie automobile ne peut être réalisable que si on disposait  à proximité immédiate de toutes les infrastructures nécessaires à la société moderne : école, commerces, médecin, administration  et…emploi ! Est-ce bien le cas ? Un peu en ville, mais certainement pas en province. Une telle autarcie reviendrait à revenir à la société agraire d’antan dont on mit plus de 200 ans à sortir, au travers de la révolution industrielle. Quel européen aspirerait à cela ? 

Une réduction de la frénésie médiatique pourrait-elle tempérer le formatage des consciences ? On pourrait le penser, mais les professionnels du secteur brandiraient de facto les pertes publicitaires et industrielles induites qui agiraient en direct sur l’emploi. Mais la fête continue ailleurs, à travers l’imagination du citoyen : les formules d’auto-partage, notamment, perpétuent le modèle pro-carbone auprès d’une clientèle jeune pourtant captive des grands enjeux sociétaux. Dilemme ? (2). Confirmation avec cette projection de l’Observatoire Cetelem déjà cité : « Près d’un Européen sur deux imagine que demain la voiture sera un bien partagé. 73 % d’entre eux voient le covoiturage et l’auto-partage se développer au cours des prochaines années » (3). 

Conclusion : la promotion du transport public et d'une autre mobilité ne vaut que pour 355 jours, mais 10 jours pourraient suffir à démolir les bonnes résolutions. Il faudrait alors tout recommencer, quand le salon fermera ses portes. Exagéré ? Peut-être. Il est vrai que dans les débats de société, il faut toujours argumenter à charge et à décharge et garantir l’expression de toutes les voix, fondement absolu de notre démocratie. Fort bien, tant que les enjeux sociétaux ne restent pas durablement au vestiaire des consciences…

Articles complémentaires :

(1) Les trams ont quasi disparus de nombreuses villes, excepté dans l’aire germano-alpine. Les petites lignes locales et vicinales ne sont plus aujourd’hui que des cartes postales couleur sépia.
(3) A lire sur leur site : La voiture, transport en commun du futur
Quand la presse s’en mêle : exemple avec La Libre.be
Repenser la mobilité sans à priori (article La Libre)