Le chemin de fer doit-il être de gauche ?
Analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation et observateur ferroviaire
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05/07/2014 

La question est plutôt incongrue, c’est une évidence. Et pourtant ! Tant les grèves de juin à la SNCF que l’arrêt du réseau SNCB/Infrabel le 30 juin ont démontré une chose : seuls les syndicats contestataires sont une fois encore partis en guerre. Si la grève de la CGSP belge a permis de mieux cerner le quotidien des cheminots, les 10 jours de la CGT en France ont en revanche été clairement perçus comme une action idéologique. Alors, le rail est-il à sa base essentiellement de gauche ? Tentative d’analyse.

Identité
A la naissance du chemin de fer, houillères et chemins de fer, étroitement associés pour les transports de biens et de personnes, exercent une pression importante sur tous les aspects de la métallurgie et de l’organisation du travail. Les hommes qui y travaillent viennent des campagnes lointaines et sont pour la plupart sans aucune formation. Ce sont l’apprentissage « sur le tard » et la stricte obéissance hiérarchique, vu la dangerosité de l’exploitation ferroviaire, qui souderont le corps de métier de cheminot. L’encadrement est en ordre de marche, y compris au niveau des esprits. L’identité professionnelle qui en ressort se repère alors dans l’histoire sociale, politique et technique du chemin de fer, dans son mode d’accumulation et de transmission des savoirs et des compétences face au changement technique, et dans l’organisation et la quotidienneté de l’exploitation. Le renforcement de cette identité professionnelle se retrouve dans les grandes nationalisations des années 20 à 40 en Europe. Les statuts des entreprises ferroviaires associés à celui des agents ont acquis dès lors des valeurs symboliques, puis mythiques, devenant ainsi  de  véritables « totems » de chaque profession. Du point de vue professionnel, l’expression mythique des professions aboutit à la figure du héros du travail, revendiquant et utilisant le prestige professionnel pour étayer une carrière politique avant de verser à l’inverse dans la condition de victime de l’exploitation et de la production, chère à Zola, Marx et bien d’autres. Comme le rappelle un Secrétaire Général Adjoint à Fédération Générale Transports Environnemen CFDT « La structure même du mode de transport ferroviaire a favorisé dès sa création la promotion de l'action syndicale. La culture du ferroviaire existe bien professionnellement et syndicalement.  »

Le service public
« Le service public c’est le patrimoine de ceux qui n’en n’ont pas », dit-on. Il n’est cependant pas défini de façon organique et peut aussi bien être délivré par des acteurs publics que des acteurs privés, par exemple des associations ou des asbl. L’objectif reste en toute circonstance l’accessibilité au plus grand nombre et en tout point du territoire national, tels que le pratiquent le réseau routier, l’eau, l’électricité ou…la Poste.

Depuis les années 80-90, la fonction d’Etat opérateur a muté vers une fonction d’Etat stratège, ce qui a fait dire à certains moins d’Etat, provoquant d’intenses débats philosophiques. En 1995, Pierre Bourdieu déclarait lors d’une grève : « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d'une civilisation, associée à l'existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits, droits à l'éducation, à la santé, à la culture, à la recherche, à l'art, et, par-dessus tout, au travail ». Les plus radicaux y voyaient en effet des « attaques libérales » et un recul drastique des idées de gauche.

Les réformes des services publics initiés à partir des années 90 ont transformé les chemins de fer. Une structure « Infrastructure » devient responsable du réseau (voie ferrée et accès), le transporteur national demeure l’opérateur de l’espace ferroviaire y inclut les gares, le tout complété par d’éventuelles autres sociétés. Au gouvernement d’alors décider ce qui est un service public et ce qui ne l’est pas, par exemple en accordant des subventions publiques à des entreprises privées via des contrats de gestion sur un temps déterminé. Cette belle idée ne convient évidemment pas à l’action syndicale, qui fonde son existence sur le rapport de force, ce qui implique de facto une base de contestataires la plus large possible. Or en libéralisant, on divise le corps cheminot et la force de réaction. Tout est dans tout et ceci explique pourquoi c’est sur le flanc gauche politique que l’on trouve les défenseurs du chemin de fer unifié à l’ancienne.

(par johninnit via flickr CC BY-NC-SA 2.0)
Bataille idéologique
En sciences-po, on vous rappellera que la tradition révolutionnaire faisait de la France  - et de la Wallonie - de véritables fabriques idéologiques. Le mineur, le métallo et le cheminot font tous prioritairement partie de la représentation archétypique de la classe ouvrière, ce qui a fabriqué sur mesure tout un imaginaire social. Dans la mythologie du sens des choses, les termes « héros » et « victime » ont été appropriés par un ensemble culturel et politique dont les syndicats et les partis de gauche se sentent les principaux dépositaires, encore aujourd’hui.

Outre les troubles du XIXème siècle, les cheminots ont été fortement impliqués dans les époques révolutionnaires comme en 1905 et en 1917 en Russie. L’Europe ferroviaire a suivi en partie le mouvement, qu’il a fallu contenir après la seconde guerre mondiale. Ceci explique la prédominance massive du syndicat communiste CGT dans le trilogue rail/charbon/acier. Chez les cheminots, le démarrage et le succès d’une grève dépendent en général de l’action des roulants représentants de 10 à 15 % des agents seulement. Le conducteur/mécanicien est le « baron » du rail, et n’importe qui aux chemins de fer vous dira que c’est la Traction qui dicte sa loi et « fait » le chemin de fer, laissant les autres filières en position minoritaire, notamment l’Infrastructure. Le même phénomène existe dans l’aviation avec les pilotes, minorisant les autres fonctions d’équipage ou au sol.

Le soutien aux cheminots émane toujours de la même galaxie : gauche radicale, communistes divers, NPA, PTB belge, mouvement anarchiste, incluant même, plus étonnamment, une fraction des écologistes radicaux. Les contestataires n’ont pourtant plus le vent en poupe comme jadis. Témoignage de ce retraité enseignant communiste qui ronchonnait au milieu des cégétistes : « Jadis, on avait tous des activités sociales, syndicales, on était engagé à vie, on parlait politique… Aujourd’hui, on préfère parler du fitness, des vacances, de son jardin ou du dernier Smartphone ». Oui, les temps ont changé. En matière de préférences sociales, Les Echos rappelaient le 30 juin dernier que selon une étude CSA pour Atlantico, les Français, de droite comme de gauche, approuvent massivement les mots "famille", "travail" et "entreprise". A vérifier, mais on peut gager qu’il y ait là un fond de vérité. Tout une gauche profonde se sent ainsi lâchée par une population entièrement vouée aux valeurs alléchantes de la société de consommation et des loisirs festifs. Et cela se ressent jusqu’au sommet de la pyramide syndicale…

L’objectif syndical aujourd’hui est de garder sa place et sa voix. Mais comme le rappelle un expert du milieu, l’appareil syndical contrôle la négociation en lieu et place des membres, qui parfois ne s’y retrouve plus dans ces tactiques de couloirs. S’il est légitime pour un syndicat de s’adjoindre des personnes ayant une expertise précieuse, il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui, ce sont ces spécialistes qui définissent le cadre stratégique de la négociation et disposent par le fait même du mode de décision sur les tactiques utilisées. Les adjectifs révolutionnaires se sont donc estompés chez beaucoup de syndicats, et une base minoritaire a dû se radicaliser pour se faire entendre. Ainsi aux dernières élections sociales de la SNCF, la CGT déjà largement contestataire s’est fait tailler des croupières par un syndicat encore plus à gauche, voire situé à l’extrême gauche : Sud-Rail. Avec la haine du patronat chevillée au corps, avec la dialectique toujours croustillante du parfait « dictionnaire rouge », ce syndicat parle des médias comme des « fantassins du système médiatique qui partagent avec les décideurs politiques et économiques les mêmes valeurs ». Ce qui nous mène à l’environnement du 21ème siècle, où la bataille est davantage médiatique que sociale…

Bataille médiatique
Témoignage d’un cheminot au Nouvel Obs du 16 juin : « je suis en grève parce qu’on en profite pour faire passer des choses qui n’ont rien à voir avec le sujet. » Confirmation le chef Gilbert Garrel, secrétaire général de la CGT Cheminots, pour qui c’est une « nécessité de faire converger les luttes et de rassembler les salariés car ce gouvernement ne peut continuer à nous opposer ». Ainsi donc, on en appelle au « public » comme témoin, c’est-à-dire à l’opinion que l’on cherche à sensibiliser et à émouvoir. Le but est d’élargir le diamètre des braises et de forcer gouvernement et parlement au changement de cap. Mais ça ne fonctionne pas car le peuple n’est pas dupe et a repéré la manœuvre. Les commentaires rarement géniaux que l’on peut lire dans les médias sociaux ne sont guère favorables à la cause cheminote, où le statut est synonyme de « fonctionnaire surpayé à 35h semaine… ». On ne s’étendra pas davantage…

La CGT française s’est offusquée récemment du traitement médiatique « indigne » dont elle aurait fait l’objet de la part de la presse hexagonale, accusée d’attiser « les peurs populaires » dès l’instant où la grève de juin tombait avec le début du fameux bac. Il y a deux ou trois ans, la FGTB socialiste belge s’était aussi fendue d’une mini-manifestation devant le siège la radio-télé nationale RTBF, accusée de n’avoir pas relayé « comme il le fallait » le message syndical lors d’une grève générale paralysant tout le pays. Les médias, vecteur d’instrumentalisation des peuples, voilà qui n’est pas nouveau, d’un côté comme de l’autre (1)…

Conclusion
Le chemin de fer, de par sa connotation ouvrière – du moins à la base – ne peut être considéré comme un instrument de gauche que part ses représentants élus, car au niveau des urnes, rien n’est moins sûr. Il n’est pas faux de considérer que le combat syndical sert avant tout une cause politique, celle du rapport de force et du maintien à bord. Le danger est que cette force de frappe puisse servir à des causes qui n’ont plus rien à voir avec la compagnie de transport qu’est le chemin de fer. On peut conduire des trains sans être nécessairement fonctionnaire. Et si des concepts plus légers permettent de sauver un service public ferroviaire et les deniers du contribuable, il n’est pas opportun de s’y opposer sous de sombres prétextes liés à l’histoire sociale. L’important est ailleurs : c’est la sauvegarde du service ferroviaire, le moins cher, le plus fiable et le plus sécurisant possible pour la population et pour l’industrie. C’est cela, la définition d’une vraie politique des transports.


A lire : La bataille du rail (réforme ferroviaire) : avril-juillet 2013, premiers échanges...première partie et deuxième partie
(1) Désinformez, désinformez, il en restera toujours quelque chose  - L'Humanité du 05 juillet 2014