Trains régionaux : l'appel d'offre obligatoire repoussé à 2026, mais certains iront plus vite
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08/10/2015

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Ce 8 octobre 2015 , les ministres des Transports se sont réunis à Luxembourg pour entériner le volet « politique » du quatrième paquet ferroviaire.  On touche ici au cœur du système ferroviaire puisqu’il s’agit des trains régionaux dont la Commission voudrait rendre obligatoire les appels d’offre, à l’origine des nombreux débats sulfureux puisque cela remet en cause le statut spécial dont jouit les cheminots. C’est sur ce point que rechignent les petits réseaux – Benelux en tête – qui craignent des soubresauts politiques  mais surtout une mainmise de la SNCF ou de la DB sur « leurs usagers/électeurs ». Les cultures politiques inconciliables sur la nature du rôle de l’Etat ont donc forcé les ministres d’accoucher d’une libéralisation en 2020 pour les Grandes Lignes, mais repoussée à 2026 pour le trafic régional, étant entendu que certains Etats iront de l'avant, comme certaines régions, sans attendre les délais de l'Europe.

Le quatrième paquet ferroviaire
Le 26 février 2014, le Parlement européen avait adopté sa position en première lecture sur les six textes législatifs qui constituent le 4e paquet ferroviaire. Initié par l’ancienne DG de Sim Kallas, ce quatrième paquet législatif en deux piliers avait réussi un passage en douceur au Parlement Européen pour son seul volet technique. L’autre volet, très politique, avait pour ainsi dire été recalé ou très sérieusement édulcoré, à la faveur d’un renouvellement des membres de la DG et du Parlement suite aux élections de mai 2014. C’est le deuxième volet politique qui a donc été entériné ce jeudi à Luxembourg. La décision prise différencie ce qu'on appelle les Grandes Lignes (TGV et autres...), dont les appels d'offre débuteront dès 2020, et les lignes régionales, plutôt TER, dont l'obligation d'appel d'offre est repoussée à 2026. Certains Etats s'y prendront malgré tout plus tôt. 

On touche au cœur du système
La libéralisation du rail régional vient après celles du fret (2007) et des liaisons internationales (2010). Seuls l’Allemagne, la Suède, l’Italie, le Royaume-Uni, l’Autriche et la République tchèque ont ouvert leurs marchés nationaux de transport de voyageurs (1). Il s’agit de procéder à des délégations de service public (DSP) par appels d’offre obligatoires ou carrément en open access (cas tchèque). En pratique, dans 16 des 25 États membres dotés d’un système ferroviaire, il existe un opérateur historique dont la part de marché est supérieure à 90 %. 47 % des voyageurs-kilomètres dans l’Union, couvrant la plupart des services locaux et régionaux ainsi que plusieurs services longue distance, sont exploités dans le cadre d’obligations de service public mais après une attribution directe aux opérateurs historiques, assortie de droits exclusifs. 

Dans la pratique, la Commission propose d’introduire l’obligation, pour les autorités compétentes, d’assumer le risque financier lié à la valeur résiduelle du matériel roulant par un éventail de moyens appropriés, par exemple en endossant la propriété du matériel roulant, en fournissant une garantie bancaire pour l’acquisition de nouveau matériel, ou en mettant sur pied une société de location. Du côté des moyens humains, dans le cas d’une DSP, le personnel en place est « repris » par le nouvel adjudicataire, pour une période variable de cinq à parfois vingt ans. Et c’est évidemment cette perspective que craint par-dessous tout le monde cheminot, car de facto, une DSP aligne ses critères d’exploitation sur une législation du travail qui n’a rien à voir avec celle des cheminots. A titre d’exemple, ici dans le fret : SNCB Logistics, pourtant filiale du groupe public belge, va accueillir du personnel statutaire mais dont les prestations seront calquées sur celles de la branche transport nationale, la CP 226, qui s’applique au secteur du commerce international, du transport et de la logistique, créant des remous au sein de monde cheminot, en dépit du caractère « volontaire » du transfert de personnel. Ce qui en dit long sur les problèmes à venir avec une DSP voyageurs...



Les petits réseaux rechignent
Une autre crainte tient davantage aux résultats de la libéralisation. Et on peut remercier précisément les Etats qui ont déjà expérimenté le système. Que constate-t-on ? Que deux groupes ferroviaires nationaux dominent in fine le transport public de toute l’Europe : SNCF via Keolis, et la DB via Arriva. Tous font partie d’entreprises publiques, donc d’Etat. Les « petits pays / petits réseaux » n’ont aucune prise sur ce phénomène, déjà largement répandu en transport par bus/tram/métro. Keolis détient en Belgique beaucoup de transport scolaire mais est éjecté du service public régional, alors qu’ailleurs, ce sont des villes et régions entières qui sont gérées par une filiale de l’Etat français ou Allemand. Cet état de fait provoque la mauvaise humeur de nombreux souverainistes, qui n’acceptent pas ce droit d’immixtion d’entreprises étrangères dans les affaires publiques nationales. Mais aussi de nombreux politiques qui craignent avant tout les remous sociaux que cela engendreraient, comme écrit plus haut. Les ministres des petits pays – et même de certains grands -  ont donc expressément demandé de pouvoir effectuer la DSP par attribution directe, rendant caduque ou non obligatoire une offre de service d’un nouvel entrant. Une position contraire à celle de l’UTP, qui demandait l’inverse (2)…

Cultures européennes inconciliables
On revit encore ici l’impossible unification culturelle – et donc sociale – de l’Europe. Est-ce d’ailleurs nécessaire ? Il n‘y a pas grand monde pour y souscrire, et pour cause. Les peuples européens ne font pas preuve d’un même attachement à la gestion publique et au rôle de l'Etat central. En Allemagne et dans les pays scandinaves, il n’y a pas d’attachement aussi fort à la gestion publique et la décentralisation du pouvoir est un fondement historique. Au Royaume-Uni, il n’y a pas de définition juridique de la notion de service public, ni de statut particulier pour les salariés de ce secteur. En Italie et en Espagne, il y a un régionalisme profond auquel s'attachent les citoyens des contrées concernées. Aux Pays-Bas enfin, la notion de service public est présente mais ne donne pas lieu à des débats significatifs de l’ébranlement de l’organisation de la société, tel qu’on le ressent en France. Tandis que certains syndicats se montrent favorables à ce modèle de service public géré par des entreprises privées (sur le modèle scandinave ou néerlandais), cette idée suscite l’hostilité des syndicats « idéologiques », en premier lieu les plus marxisants dans les pays principalement latins. A ce titre, les propos du think thank de gauche Terra Nova (3) sont intéressants :  « l’essentiel ne réside pas dans le statut de l’opérateur, mais dans la nature des missions qui lui sont confiées, dans la qualité des prestations et dans le pilotage, par la puissance publique, des services publics, notamment lorsqu’ils sont délégués. Il faut en effet raisonner en termes fonctionnels plutôt qu’en termes institutionnels et statutaires » rappelle l’association (relire aussi cette autre analyse très éclairante).




Il y a parfois "autre chose" que la SNCF en gares françaises, mais c'est à l'international. Les autorails 511 et 512 d'OSB prêts au départ de Strasbourg, direction l'Allemagne voisinne (le 25 août 2014, photo Mediarail.be, voir l'article complet sur le site)
Les Régions choisiront
Mais la position adoptée par les ministres pourrait néanmoins avoir un effet inattendu dans certains Etats. Les régions qui financent leur transport régional ferroviaire pourraient se rebiffer face aux prix demandés par l’opérateur historique. Ce qui a fait bouger les lignes de la SNCF qui a du dépêcher un « monsieur régions » pour aplanir les problèmes. A titre d’exemple, Les régions françaises ont été sollicitées par la SNCF pour participer au financement des retraites des conducteurs de TER, dont le système a été réformé. Dans le Centre, le conseil régional a refusé d’y participer (4). On peut se demander en effet la justification d’une politique sociale décentralisée, alors que les retraites sont une matière nationale, comme d’ailleurs dans tous les pays. Une situation que ne connaissent pas les pays qui ont déjà libéralisé leurs trafics régionaux. En Allemagne, l’appel d’offre, qui ne concernait que 50% des trains-kilomètres, est passé à 100% depuis quelques temps.

Pour Dominique Riquet, ex-maire UDI de Valenciennes, et cité par l’Observateur, la SNCF et le système ferroviaire français vont entrer dans une grave crise. « Le ferroviaire est un système diabolique. La SNCF a bien profité du TER, mais les régions n’ont plus les moyens de le subventionner. Elles peuvent ouvrir le marché à la concurrence. Après les élections régionales, nous aurons peut-être des majorités politiques moins complaisantes vis-à-vis de la SNCF. » déclare-t-il. Le quotidien Les Echos rapportait les propos de Jean-Marc Janaillac, le PDG du groupe  Transdev, très actif dans le transport régional : «  La France n’a pas besoin d’attendre que Bruxelles l’oblige à ouvrir son marché à la concurrence. Cela peut se faire dès aujourd’hui. Faute de quoi, les régions se retrouveront bientôt dans une situation financière intenable. » Une initiative que prendront peut-être certains territoires après les élections régionales, ou plus sûrement après l’élection présidentielle de 2017, rapporte le journal.

Dans le Benelux, la position commune n’est que de façade : les néerlandais ont libéralisé une partie du réseau régional et l’opérateur historique, à qui on a garanti « le gros morceau », ne reçoit plus de subventions publiques. Plus au nord, la Finlande a annoncé la fin du monopole des VR par l'introduction d'une législation prévue en 2016. Le rail européen à deux vitesses entérine bien une diversité de cultures inconciliables. Après tout, pourquoi pas...