Le chemin de fer va-t-il s'effondrer ?
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13/05/2016

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On a beau être un vendredi 13, il y a parfois de ces questions qu'on n'aimerait pas se poser. Et pourtant, elle l'était au travers du blog du Vincent Doumayrou, qu'on pourra lire d'ailleurs à ce lien. Petit complément à sa réflexion, car le mal TGV n'est pas tout.


Je lisais, avec (gros) retard, le billet « Vers un effondrement du transport ferroviaire ? » de Vincent Doumayrou, datant de février dernier. En ligne de mire : « l’esprit train » qui se délite au fur et à mesure dans l’esprit des citoyens. En France uniquement ? Je ne le pense pas, c’est un phénomène généralisé en Europe, seule l’intensité diffère. Un constat ? Si, comme l’écrit Vincent Doumayrou,  « La loi sur la transition énergétique fait un silence assourdissant sur le rail », c’est qu’on peut y voir une raison cachée. Exaspérés par la lenteur de sa mutation, exaspérés par son blocage idéologique (du moins en France et en Belgique), les élus, nationaux et européens, ont vite compris que le chemin de fer est un caillou onéreux dans leurs chaussures. Onéreux par les milliards versés pour si peu de résultats, onéreux sur le plan politique, où le ministre/secrétaire des transports est constamment soumis aux feux de la rue, ce qui agace les partis. Ajoutons à cela un trait de psychologie des usagers cette fois : le train vous mène au boulot, c’est donc fatal qu’on ne le prend pas par plaisir, c’est donc fatal qu’on le fuit ! Du coup, le train ne serait plus l’instrument privilégié du développement durable qu’on croyait dans les années 90-2000. Trop d’argent pour peu de retombées, mur politique insondable, le discours a du coup mué vers une concentration des moyens publics sur d’autres thèmes plus durables et plus consensuels : la mobilité électrique, le vélo, le photovoltaïque, les éoliennes, quelques artifices technico-numériques (emmagasiner l’énergie), gestion optimales des espaces et ressources, économie du partage. Tous ces thèmes ne souffrent d’aucunes idéologies abscondes, même s’ils font débat quant à leur implantation dans « le monde du réel ». Un phénomène, soulignons-le, qui n’est pas spécifiquement français, mais européen. Adieu le train ?

Certes non. Mais toute l’Europe n’est pas logée à la même enseigne. En commençant par le « fait régional », qui englobe inévitablement le contexte socio-économique. Ainsi, l’Ile de France se distingue très largement des autres régions françaises : sur ce territoire « parisien » très dense, 12 millions de personnes doivent se rendre au travail chaque matin, et en revenir. Du pain béni pour le rail qui s’offre des parts de marché à deux chiffres, en toute logique. Mais ailleurs, quid ?

L'Alsace n'est pas l'ïle de France, mais elle s'en tire pourtant bien, sans le TGV (Strasbourg, photo Mediarail.be)

Une Europe plurielle
On ne peut pas reprocher à l’Auvergne ou la Normandie de ne pas être la Catalogne française, ni à Toulouse ou Cherbourg d’être très en retrait du dynamisme de Barcelone. Pourquoi ? Parce que l’attrait de Barcelone n’a rien à voir avec le train, ni le TGV. Cet attrait a été…construit, de toutes pièces, généralement par l’initiative privée et encouragée par la puissance publique locale. En clair, un train ou un TGV ne dynamise plus un territoire comme jadis, il faut que le territoire se dynamise lui-même, il faut un motif pour déplacer les foules (à relire intensément, cet article). Une preuve : ce sont bien les sous-sols qui  ont créés les charbonnages là où il était possible d’extraire, pas le chemin de fer, qui n’a fait que suivre la géologie – et l’industrialisation - des lieux. C’est bien l’attrait d’Amsterdam qui fait qu’une ville du nord peut rivaliser avec les italiennes. Inconnue il y a trente, Bilbao s’est fait connaître grâce à son célèbre musée, avec ou sans train, et c’est plutôt « sans ». Aussi, l’Auvergne et la Normandie resteront ce qu’elles sont, de jolies terres de tourisme avec peu d’habitants, mais rien n’interdit d’y implanter des industries – vertes de préférence -, sans certitude bien-sûr que ces industries vont utiliser le train. Alors, amenez-y un train par heure, il n'est pas sûr qu'on y verra un fleuve de touristes supplémentaire...

Le prix du train
La question des coûts fixes du rail a engendré deux réponses politiques en Europe : la première consiste à persister avec le système du XXème siècle, qui défend le fait qu’un seul transporteur doit utiliser et entretenir son propre réseau moyennant l’attribution par le seul Etat des ressources pleines et entières, y compris humaines, par le biais d’une législation sociale « à part ». La seconde consiste à observer que face à de tels coûts fixes, il ne serait pas idiot que « d’autres » les prennent en charge : soit via une région qui met la main au portefeuille, soit via d’autres transporteurs qui renflouent partiellement l’infra avec des péages, à la manière des ports, aéroports et autoroutes, soit une combinaison des deux. Le tout par une rénovation de la législation sociale adaptée aux réalités du XXIème siècle. La première option enferme le rail dans son propre monde « à l’abris » des turpitudes extérieures, et l’usager se contente de ce que l’Etat et les cheminots veulent bien lui offrir. La seconde oblige à faire tourner la machine à idées pour faire mieux et moins cher, en attirant non pas l’usager, mais le client, qui dispose de toute manière du choix modal. Choc idéologique….

L’action de l’Etat
Quant à la stratégie nationale pour le rail, et pour le transport en général, elle est à double tranchant. L’Etat peut avoir la main sur les finances du rail, engager de gros travaux, voire même commander du matériel roulant. Force est cependant de constater que, d’une part, les deniers publics se font rares en dehors de l’emprunt et du gonflement de la dette, et d’autre part, que le côté électoraliste de l’Etat vise surtout à acheter de nouveaux trains – plus visibles par l’électeur - plutôt que d’entretenir l’infrastructure que personne ne regarde. Mais au-delà de cela ?

Le matériel roulant. L'action de l'Etat consiste parfois à faire tourner les usines nationales. Ce ne fût pas le cas pour les Desiros de la SNCB, toutes construites en Allemagne (Jurbise, photo Mediarail.be)

L’Etat peut-il certifier en bonne Madame Soleil du nombre exact de passagers entre Paris et Bordeaux en 2020 ou 2025, et donc justifier 18,5 TGV nécessaires à l’exploitation ? Quid des fluctuations sociétales, où les modes d’aujourd’hui ne seront plus celles de demain ? Quid de l’attractivité des territoires ? Trois exemples. En mettant un TGV le matin sur Barcelone-Toulouse, et le soir au retour, la puissance publique représentée par la SNCF pensait que les catalans débarqueraient en masse dans la ville rose. Raté ! C’est l’inverse que veut le peuple : aller-retour à Barcelone dans la journée, point barre. La SNCF a du coup modifié le flux et les horaires. La Belgique a fourni le même rêve politique, imaginant un fleuve de franciliens débarquant en Wallonie pour la journée, grâce au TGV régional direct. Pour voir quoi ? Des hauts-fourneaux rouillés ? Las, le peuple wallon désirait l’inverse : l’aller-retour sur Paris dans la journée, tandis que les franciliens préfèrent – on les comprend – s’émanciper à Bruxelles ou Amsterdam, plutôt qu’à Namur ou Charleroi. Horaires modifiés, puis disparition du TGV régional. Enfin, en Suisse, la politique a décrété sur papier qu’en 2018 « il ne devait y avoir que » 600.000 poids lourds annuels sur le très chargé axe du Gothard. Caramba, encore raté s’exclame Alcazar ! Les PL étaient encore proches du million en 2015, et la trop lente décrue annonce que l’objectif de 2018 ne sera pas atteint. A cause des chauffeurs bulgares ? Rien à voir. A cause du système logistique des entreprises, souvent des PME, dont le mode ferroviaire, en terme de remplissage optimal des trains, ne correspond pas à leur demandes ni à leur commerce. L’Etat a-t-il la main sur la logistique ? Oui pour encadrer les flux et les zones d’implantation. Non quant à la nature des productions et au choix modal, hors fiscalité. Une usine à rouge à lèvres, c’est bon pour l’emploi local mais ça ne remplit pas un train…

Demain
Finissons par le café, serré. De nombreux exemples de politique régionale montre un regain de l'utilisation du rail. Mais c'est parce qu'on a donné à ces entités locales les moyens de leur politique, y compris dans le recrutement du personnel, je ne vise personne...Mais le pire est ailleurs. 

Pendant que le train traîne et se carapace dans sa propre logique d'existence, en dépit de certaines mutations et de bonnes réussites technico-commerciales (voir ce lien), les autres transports, eux, ne restent pas les bras croisés. Voitures électriques, circulation intelligente, vélo, pratiques low-costs, mise en réseau des usagers, l’outil ‘collectiviste’ que représente le train n’est pas au bout de sa peine. Il se fait bousculer quotidiennement dans ses pratiques technologiques et sociales. Au grand dam des radicaux qui voient à travers le rail, un instrument de guerre idéologique pour s’attaquer à la société consumériste, et, au passage, au gouvernement élu ! Ceux-là ont déjà perdu leur combat : la transition énergétique passera, demain, par encore plus de déplacements, en individuel ou en partagé, avec une technologie décidée par le peuple comme optimale. L’Etat peut inventer ce qu’il veut, si ça ne plaît pas, le peuple boudera. C’est au rail, en interne, de montrer l’exemple et son irréprochabilité, en roulant 365 jours par an sans discontinuer. C'est à lui de produire de nouveaux services et de créer de nouvelles ressources humaines adaptées au contexte d'aujourd'hui. Dans certains pays, cela fonctionne plutôt bien. Dans quelques autres, cela demande dix minutes de courage politique…