Fret ferroviaire européen : comment le faire décoller  
Analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation et observateur ferroviaire
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20/06/2016

Les rapports spéciaux de la Cour présentent les résultats de ses audits de la performance et de conformité relatifs à des domaines budgétaires ou questions de gestion spécifiques. Je ne cacherai tout de même pas mon irritation quand je lis ce énième opus de très haut niveau. Ce rapport tout frais de la Cour des comptes de la commission européenne semble avoir pointé plusieurs obstacles au développement du fret ferroviaire. Quoi de neuf à l'horizon ? Rien, en réalité !

Certes…
La mobilité des marchandises (…) est essentielle au maintien de la compétitivité de l’industrie et des services européens. Elle a un impact considérable sur la croissance économique et la création d’emplois. Les transports ont également une incidence négative sur l’environnement et sur la qualité de vie des citoyens de l’UE (…) Selon l’Agence européenne de l’environnement, les émissions de CO2 provenant du transport ferroviaire sont 3,5 fois inférieures, en tonnes-kilomètres, à celles causées par le transport routier (…) La promotion de modes de transport plus efficaces et plus durables, et en particulier du fret ferroviaire, constitue depuis 25 ans un volet essentiel de la politique de l’UE. C’est très beau, mais ce discours demeure inchangé depuis près de 25-30 années…


Mais au-delà de cela…
En se contentant de lire la synthèse et les recommandations dudit rapport, on ne peut que constater l’usage des mêmes poncifs mis au conditionnel, textes quasi identiques à ce que je lis depuis 20 ans. Est-ce normal ? Oui, car en Europe, on ne bouscule pas, on chuchote, la politique fait le reste. Voyons notamment la recommandation n°5 page 58 en bas : on y parle de « tenir compte des effets externes produits par les différents modes ». Super joli et d’une langue de bois abrutissante. Quel parti politique envisagerait de se suicider pour augmenter le coût du transport par route et être responsable illico d’une grève de milliers de routiers ? Car « être routier » c’est justement le boulot des « sans dents », des sans grades…, et cela, ça n’a pas de prix ni pour nos politiciens en chasse d’électeurs, ni pour les entreprises qui « jouent leur (sur)vie au cent près ». Croire le contraire serait faire preuve d’un autisme coupable…

La libéralisation n'a pas suffisamment augmenté l'offre ferroviaire, dit le rapport. Réticences sociales et fébrilité politique ne sont guère des facteurs de promotion ferroviaire (photo Mediarail.be)

L’argent n’est pas tout…
« En dépit de la disponibilité de fonds de l’UE pour le développement de l’infrastructure ferroviaire, la performance du transport ferroviaire de marchandises dans l’Union n’est pas satisfaisante sur le plan du volume transporté et de la part modale. En moyenne, la part modale du fret ferroviaire au niveau de l’UE a, de fait, légèrement baissé depuis 2011. » écrit le rapport. Peut-on prouver, à titre d’exemple, qu'un tunnel à milliards du genre Gothard suisse (certes bien nécessaire) va faire basculer la part de marché du rail de 10 à 20% ? Un bon réseau, c'est évidemment essentiel. Mais c'est totalement insuffisant s'il n'y a pas au-delà de ce cela...un service et des utilisateurs qu'on attire plutôt que de les rejeter. En clair : un océan d’argent ne suffira pas à remettre le rail en selle ! Le reste doit suivre, et s’adapter à un environnement économique en perpétuel changement. De quoi parle-t-on ?

Agir sur l’écosystème ferroviaire
La première chose : une amélioration drastique des coûts de production. Il y a du boulot dans ce périmètre. Au programme : roulement plus intensif des locomotives et wagons poubelles à mettre à la casse. Le roulement des locomotives, vu leurs coûts, tient en partie aux possibilités du graphique horaire dont nous parlerons plus loin. Ces machines à 2 millions d’euros ne sont pas là pour dormir dans des ateliers, mais pour « tourner un maximum ». Les wagons, eux, doivent être à la fois spécialisés aux produits visés, mais il faut aussi réduire l’invraisemblable quantité de séries de wagons d’une même marchandise, jusqu’à 15 types de wagons pour de simples céréales. Il s’agit d’avoir des wagons munis d’un freinage suffisant pour pouvoir, quelle que soit leur charge, pour circuler à des vitesses de 100km/h et de pouvoir freiner un train de 2.000 tonnes avec la force voulue juste avant un signal fermé (rouge). Objectif : insérer les trains de marchandises dans le graphique horaire moyennant des vitesses acceptables.

Nous y voilà, d’ailleurs ! L’amélioration drastique du graphique horaire suppose une autre approche novatrice. Certes, un semblant de coordination est tenté par la création des fameux corridors de fret européens. Le rapport en parle, tout comme il parle précisément du graphique horaire. Mais il y a des mentalités qui perdurent, écrites noir sur blanc dans les avis, notifications et réglementations d’exploitation des réseaux ferrés européens. Les cabines de signalisation suivent bien-sûr à la lettre tout ce qui est prescrit. Point noir de ces documents : la relégation systématique du train de fret en second voire troisième rang des priorités de circulation. Il n’y a aucun progrès sur ce thème. Conséquence : une mise en voie de garage systématique, parfois « pour rien ». En effet, le train de marchandise peut faire 50, 100km sans devoir s’arrêter. Il est en moyenne plus rapide qu’un omnibus, voir même un train régional express. On songe notamment aux trains de conteneurs, dont les wagons sont aptes à 120km/h. Rien n’interdit donc d’optimiser un graphique horaire en insérant, en dehors des heures de pointe, des trains de marchandises en deux omnibus ou semi-régionaux. Tout cela se construit à l’avance, avec un graphique horaire traçant de « bons sillons » où tout le monde y trouve son compte.

Oserions-nous encore de parler des coûts de production du chemin de fer ? Ils sont supérieurs à la voie navigable et bien sûr à la route. Ce thème volcanique est aussi couplé avec le coût réel des transports. La route est supposée ne pas payer ses coûts réels de nuisance. C’est sûrement vrai mais c’est oublier une dimension politico-sociale de la plus haute importance déjà évoqué plus haut : la route, c’est le royaume des peu qualifiés. Alors, tant qu’il y a ce boulot là qu’on peut leur donner…Par ailleurs, il difficile de s’attaquer aux coûts de la route des seuls camions, sans s’attaquer à celui des particuliers, voire des agriculteurs, avec in fine des retombées négatives pour TOUS les électeurs en termes de taxation. Car augmenter le prix de la route, c’est augmenter le prix en magasins et diminuer le pouvoir d’achat. On comprend vite l’horreur que cela suscite en politique…

Daventry, pas loin de Coventry en Grande-Bretagne, est un endroit stratégique conçu pour les entreprises logistiques. Et celles-ci sont bel et bien raccordées au rail. Les quantités sont là pour remplir des trains (photo www.malcolmgroup.co.uk)

Agir sur l’occupation des territoires
Le regroupement des entreprises « à production ferroviable » est un vœu pieux. Pour au moins deux raisons importantes : la disponibilité des terrains industriels le long du chemin de fer, et le potentiel « ferroviable » de la production. Le premier point est de pure gestion politique, puisqu’il s’agit d’aménagement du territoire, où souvent tous les coups sont permis. Car toutes les communes rêvent d’avoir leur « ZI », leur zone industrielle, pour autant que cela n’embête personne au niveau du trafic camions. Alors, on préfère pour cela implanter ces « ZI » tout proche des autoroutes ou nationales, et rarement le long du chemin de fer. Chercher l’erreur ! Et souvent le hasard de la géographie veut que certaines communes, bien placées et bien pourvues en infrastructures, sont mieux placées que d’autres, ce qui influe sur les rentrées fiscales. 

Le second point est plus problématique car il concerne la production et sa logistique, qui est le cœur essentiel de toute entreprise. Quel est le rayon de la clientèle ? La production fournit-elle des quantités suffisantes pour remplir un train ou un demi-train par semaine ? Sur ces questions-là, le politique n’a pas la main, tout au plus peut-il encourager via l’outil fiscal, par exemple avec le transport combiné, plus cher. Mais là aussi, quid des nombreuses communes dépourvues de chemin de fer (certaines n’en n’ont jamais eu) et qui se trouveraient dès lors pénalisées ? Quid des régions en dehors des grands axes industriels et logistiques d’Europe ?

Sans réponse à ces questions essentielles, dans dix ans, je lirai encore un énième copié-collé de ce que je viens de lire dans un rapport de haut niveau…

Si la lecture de ce rapport vous tente : c'est à ce lien