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Mobilité : le citoyen est-il écolo ? Oui, quand ça l'arrange 
Analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation et observateur ferroviaire
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04/09/2015


Tous le proclament sur les réseaux sociaux : ils sont adeptes de l’écologie et participent au mouvement pour une planète plus durable. Demain sera un autre monde, pour certains sans pétrole, sans capitalisme et plus humain. Qu’en est-il de la théorie à la pratique ? Petite ballade éclairante du côté de la mobilité.

L’écologie en poupe, le transport en accusation
La conscience écologique a très fortement progressé depuis trois décennies, au fur et à mesure qu’ont été dévoilés les ravages de notre hyperconsommation, et en particulier des conséquences sur la planète des gaz à effet de serre. Selon plusieurs études, les deux tiers de l’énergie finale consommée et la quasi-totalité de l’énergie nécessaire à la mobilité des personnes, sont aujourd’hui fournis par les énergies fossiles conventionnelles. En 2005, près de 890 millions de véhicules parcouraient la planète (CCFA, 2005). En 2007, le milliard était dépassé. D'après une étude du fournisseur d'info trafic Inrix, en 2013, les embouteillages auraient coûté 151 milliards d'euros à seulement 4 pays : l'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne et le Etats-Unis. Dans les campagnes ou le périurbain de France, la voiture est utilisée pour les déplacements quotidiens à plus de 90%, contre 15% à Paris, 50 à 70% dans les grandes agglomérations, 75 à 85% dans les villes petites et moyennes (selon l’enquête Nationale Transports et Déplacements 2008), proportions qui n’ont pas dû fortement évoluées en 2015.

Tous ces chiffres alarmants nous demandent de changer le monde vers un univers plus durable. C’est en partie ce qui va se faire, mais pas vraiment comme le voudraient les radicaux.

Auto
Les résultats d’un baromètre de 2011 sur la mobilité durable démontrent la dépendance des Français, pour des raisons pratiques, à l’usage de leur véhicule personnel.  9 salariés sur 10 se rendent au travail en voiture, et 1 salarié sur 10 utilise un autre moyen de transport pour venir au travail. Selon une étude réalisée par l’Institut Ipsos sur les Français et la mobilité électrique en 2013,  « plus d'un tiers des personnes interrogées considèrent que les facteurs économiques et les améliorations de l'offre de déplacements alternatifs ne suffiront pas à modifier leur mobilité quotidienne ». Posséder son propre véhicule est toujours d’actualité dans l’esprit de 86% des Français. En 1985, plus de 70 % des voitures étaient utilisées tous les jours contre presque 72 % en 2013 selon l'Insee. Le taux de ménages sans voitures était de 29,2 % en 1980, il n’est plus aujourd’hui que de 16,5 %. Le Belge aussi est attaché à sa voiture : 77% l’utilisent pour les trajets les plus importants, selon une étude de 2014. Un tiers à peine serait prêt à en réduire l’usage. Tout cela suite à une dégradation de l’offre en transport public, ou suite à l’augmentation de la qualité des routes ? Les études ne le disent pas précisément.

Quand on demande aux belges ce qu’il faudrait faire en priorité avec les 15 milliards de taxes collectées chez les automobilistes, la réponse est sans nuance: « l’entretien et l’optimisation des routes existantes La mobilité individuelle conserve donc toute son importance au sein du public, en dépit de ses inquiétudes grandissantes sur les rejets de particules fines. Les grandes incantations concernant un abandon possible de la voiture ne concernent en réalité que les urbains. Ces derniers participent d’ailleurs quotidiennement au concept de densification de l’habitat, un autre critère écologique. Les « provinciaux » sont plus dispersés, ce qui ne signifie pas que les préoccupations environnementales soient absentes hors ville. Selon un sondage réalisé pour Ford, plus d’un Européen sur trois se dit prêt à investir plus pour l’achat d’une voiture plus respectueuse de l’environnement. Tout démontre que vie privée et portemonnaie sont les premiers motifs du choix modal : l’implantation des écoles et des emplois, ainsi que l’accès aux loisirs restent la priorité des citoyens. Message bien compris par tous les constructeurs qui, loin de baisser pavillon, savent s’adapter aux mœurs ambiantes et dépensent des milliards en recherche technologique pour satisfaire ce nouvel éco-automobiliste qui sommeille en nous. Le modèle automobile donc, avec ses Smart et ses véhicules électriques, va perpétuer le mode de vie individuel et hypermobile, mais dans une version plus « durable », ce qui ne fait pas l’affaire de l’écologie radicale, qui prône au contraire la sédentarisation.

Covoiturage
Le principal avantage reconnu au covoiturage est avant tout celui lié à l’aspect financier, et dans certains cas, au lien social tant vanté, si on excepte la psychologie des conducteurs que relate avec un humour grinçant le site Topito (1) ou Rue89 (2). Les témoignages d’adeptes ravis se sont multipliés sur la toile et le public capté grossit à vue d’œil. Mais les avantages pécuniers peuvent ici se heurter à l'écologie dans son ensemble : s'il vaut mieux être à plusieurs que seul, le voyage utilise toujours l'énergie fossile, et l'entraide entre citoyens se mue chez certains conducteurs en juteux fins de mois. Du côté pratique, comme le rappelle le site educarriere (3), les soucis majeurs avec le covoiturage sont le retard de certains « covoitureurs » et la gestion des horaires (de départ et/ou d’arrivée), car si le lien social semble être le graal pour beaucoup, tout le monde n’a pas la même vie ni les mêmes horaires, même si on habite le même village. Selon une étude de l'Ademe de septembre 2015, si la voiture personnelle est qualifiée de « polluante », elle devient « écologique » dès qu'elle est partagée. Pourtant, rien n'a changé au niveau motorisation....

Le covoiturage est un instrument qui se veut sympathique et plus durable, mais il n’a pas fait disparaître le modèle capitaliste qu’exècrent les radicaux. « Le covoiturage, c'est tout bénef' pour Blablacar qui perçoit un minimum de 2 euro par reservation » rappelle goguenard un internaute attentif à la question. Le Parisien annonçait en 2014 que la plateforme avait levé 73 million d'euros auprès de nouveaux investisseurs. Bien loin de l’écologie sociétale à laquelle croient pourtant tous ses adeptes. Comme le dénonce le site Alchimy (4), l’écocitoyen de 2008 s’est rapidement mué en “éco”-nomique 2015. Le site Comptoir.org (5) est encore plus dynamitant : « Derrière Blablacar pourtant, un fonds d’investissement pas du tout solidaire et prêt à tout pour faire raquer un peu plus l’utilisateur, des règles sécuritaires contraignantes qui ne laissent plus aucune place à la confiance entre les membres et des conducteurs qui, eux-mêmes, ont fait foin de l’esprit communautaire de base de la structure pour mieux renouer avec le tout-profit. Au royaume de l’économie collaborative de Blablacar, l’argent est resté roi. » Quand la réalité du terrain fait mal aux idéologies auto-proclamées....

Frédéric Mazzella, le co-fondateur de Blablacar ( photo de Official Leweb Photo via flickr CC BY 2.0)
S’envoyer en l’air pour pas cher
L’avion à bas prix est celui qui frappe frontalement les meilleures consciences écologiques. Comme l’écrivait à merveille le journal suédois Sydsvenskan en août 2013 (6),  Ryanair est devenu une des illustrations les plus frappantes d’un vaste changement de paradigme. Lequel ? C’est une entreprise privée très libérale qui fait voyager les fauchés à travers toute l’Europe, pas le service public. Un choc ! Et elle répond parfaitement à l'air du temps : je vote écolo anti-capitaliste mais j’ai une copine à Milan que je peux revoir deux fois par mois. Le journal questionne : « il est difficile de comprendre comment quelqu’un qui se dit “de gauche” peut faire la queue devant un guichet Ryanair sans rougir. Dans l’histoire récente, aucune autre entreprise n’a, à la fois directement et indirectement – par la force de l’exemple – autant contribué à saper les fondements sociaux que la “gauche”. » Le journaliste de poursuivre : « Quatre-vingts millions de passagers peuvent-ils avoir tort ? Oui. Et je m’étonne qu’ils ne soient pas plus nombreux à en prendre conscience. Autant que je sache, bon nombre de passagers Ryanair sont des jeunes gens instruits et sensibles aux thématiques sociales ». Les réactions à l’article ne sont pas fait attendre, comme cet allemand qui rétorque : « Cette personne (ndlr : le journaliste) a choisi de ne pas voler avec Ryanair et attend des autres qu'ils fassent comme lui. » Le même poursuit la discussion : « un voyage en train ou en voiture à travers la moitié de l'Europe non seulement coûte plus d'argent mais surtout, prend aussi une éternité et c'est épuisant. »   Un internaute anglais renchérit : « Si l'auteur de cet article a eu un minimum de sens de la réalité, il saurait que le choix de beaucoup de gens n'est pas entre voler avec Ryanair ou avec une autre compagnie, mais entre voler ou ne pas voler du tout.» Noblesse des valeurs contre nécessité de la vie, mobilité contre autarcie, le low-cost face aux consciences politiques, c’est un très beau sujet de sociologie.

Le marché du low-cost confirme son attrait auprès des fauchés, et pas que...(photo de Aero Icarus via flickr CC BY-SA 2.0)
In fine…
Ces exemples partiels montrent que la pratique de l'écologie est multiple et contradictoire. Croire en la fin de l'auto, du pétrole et du mode de vie occidental, c'est oublier les formidables capacités de l'industrie et du capitalisme à se régénérer, quitte à changer d'habits. Ils sont aidés, en cela, par les attitudes du citoyen qui, épris de développement durable, n'en reste pas moins attentif à des solutions de mobilité conformes à ses finances personnelles, tournant le dos, s'il le faut, à ses convictions sociétales. Le citoyen n'est écolo que quand cela l'arrange.

A la veille de COP21, on assiste toujours à la divergence très nette de deux écoles de l’écologie : celle prônant l’autarcie villageoise et la fin du déplacement, et celle prônant le changement de société par la technologie et le partage. Le premier cas concerne l’école des perdants et des illusionnistes sur lequel on ne s’attardera pas davantage. Le deuxième cas est celui où la propriété privée, avec ses objets et ses moyens de transports sous-utilisés, devient un enjeu de création de valeur, perpétuant le modèle capitaliste sous une nouvelle forme, celle de l’économie collaborative.  Cette école semble gagner son pari et réussit même à entrer chez les plus réfractaires, comme on l’a démontré plus haut. En définitive, la mobilité future ne sera pas uniquement faite de voitures propres, d’hydrogène, de moteur électrique, de voitures partagées, de transports en commun, de trains écolos, de vélos, de marche à pied ou d’internet mobile. Aucune de ces initiatives prises isolément n'apportera « LA » solution, mais c’est la combinaison de toutes ces initiatives qui peut promouvoir une planète durable pour demain. Et cela, sans devoir créer un apartheid technico-idéologique comme on le lit trop souvent avec le train et le bus…

(2) Témoignage de Rue89 (mars 2015)
(5) Le comptoir (mai 2015)
(6) A lire dans Vox Europ : A bas le low-cost à tout prix par Sydsvenskan (août 2013)




Rail : faut-il avoir peur de l'économie du partage ?
Analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation et observateur ferroviaire
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24/06/2015

Depuis plusieurs années, on voit poindre de nouvelles formes de voyage utilisées par de plus en plus de gens. Toutes ces innovations ont comme point commun « l’économie collaborative », affectant tous les secteurs, tant du côté des voyages que des hôtels ou des taxis. Les chemins de fer, qui vivent largement sous la protection de l’Etat, semblent mal préparés face à cette nouvelle économie mais ont des capacités de réagir. Analyse

Historique et définition
A l’origine, l’économie alternative fût organisée dans le cadre de mouvements anarchistes, en tant résistance au modèle économique capitaliste. Mais depuis, de nombreux groupes de consommateurs relativement éloignés de cette idéologie utilisent ce modèle de partage public comme moyen de sensibilisation à propos de diverses questions sociétales, notamment concernant la durabilité et la surconsommation. Mais il semble qu’avec la prolifération de nombreuses formes d'économies alternatives, il y ait maintenant un problème de définition entre l'économie collaborative et l'économie de partage.

Selon Rachel Botsman (1) l’économie collaborative est un système économique de réseaux et de marchés décentralisés qui libère la valeur des actifs sous-utilisés par des besoins correspondants et qui contourne d’une certaine manière les intermédiaires traditionnels. Tandis que l’économie du partage est un système économique basé sur le partage de biens ou de services sous-utilisés, gratuitement ou pour rétribution, directement auprès des individus, sans intermédiaires. C’est le cas de Blablacar ou du RelayRides, qui sont véritablement batis sur le partage d’actifs sous-utilisés.

Comme le décrivent certains chercheurs finlandais :  « l’économie collaborative a été conçue pour atténuer les problèmes de société tels que l'hyperconsommation, la pollution et la pauvreté en abaissant les coûts de transaction liés à la coordination des activités économiques au sein des communautés.... La motivation à participer à la consommation collaborative est souvent considérée comme alimentée par les aspirations à faire le bien, mais dans le même temps, la consommation collaborative offre aux participants de possibles avantages économiques. » (2) D'autres questions sont davantage sociologiques. Comme l’écrivait le  Journalist’s Resource  « un point central de la discussion est de savoir si l'économie de partage apporte simplement plus de possibilités d’emplois à plus de personnes, ou si son effet net est le déplacement d’emplois traditionnellement sécurisés vers une zone du travail à temps partiel , voire de travail peu rémunéré. » (2)



Une nouvelle cible financière
Ce n’est pas une surprise : l'argent n’est jamais bien loin des bonnes intentions. Certains bureaux spécialisés ont pu calculer que dans le seul Royaume-Uni, on estime que 25% des gens prennent déjà part à ce type d'économie du partage, et qu’un chiffre d'affaires de l'ordre de 9 milliards de £ actuels pourrait atteindre les 230 milliards £ de livres par an d'ici à 2025, écrit Tnooz.com. Aux États-Unis, l'économie de partage devrait générer des revenus à la hausse, jusqu’à 335 milliards de dollars en 2025, et son impact est prévu d'affecter presque toutes les industries, selon Techcrunch.com. Le nouveau paradigme de l'économie de partage semble ainsi aiguiser le sens des affaires - et l'appétit des financiers. Des économistes tels que Robert Reich et Larry Summers écrivent : «Il est maintenant possible de vendre un nouveau produit à des centaines de millions de personnes sans avoir besoin de beaucoup de travailleurs pour produire ou distribuer des informations». Le capitalisme n’est pas mort ... Nous n’irons pas plus loin sur ces questions sociales et politiques importantes, pour nous attacher à la composante « voyage » de l'économie du partage.

Les faits
Les développements technologiques permettent aux gens de partager davantage de biens, de compétences et de services comme jamais auparavant, et de nouveaux business model surgissent partout dans le monde. Qu'est-ce que ces services - tels que Blablacar, Air & B – ont tous en commun ? C’est qu'il s’agit de réseaux peer-to-peer en version « voyage », avec à la clé une expérience partagée. Le partage est apparemment quelque chose qui a prouvé être plus en cohérence que ne pouvait le penser les professionnels du voyage, qui s’inquiètent maintenant du succès de ces nouveaux sites (3).

Et les chemins de fer?
Dans le domaine du déplacement, la star-up d'auto-partage Blablacar a commencé à manger des parts de marché au rail en jouant sur la préférence des gens pour la flexibilité et la liberté, mais en étant fortement axé sur les data. En effet, la technologie ferroviaire seule - comme le train à grande vitesse - ne suffit plus à assurer une croissance durable. Cela a été démontré récemment dans un rapport de la Cour des comptes française. Et en Allemagne, l'Inter-City Express de la DB est également fortement soumis à la concurrence en dépit d'un train par heure sur toutes les grands axes du pays. Comme le signalait Railway-technology (4) lors du forum Amadeus à Barcelone (en Juin 2015), le directeur Rail & Voyage d’Amadeus  - Thomas Drexler - a souligné que, bien que l'infrastructure ferroviaire à grande vitesse ait presque doublé entre 2002 et 2012 dans les 28 Etats de l'UE, la part des transports de marché du voyage ferroviaire avait seulement augmenté de 0,6%. Le service de base qui est d'amener les gens de A à B était certes nettement amélioré, mais quelque chose d'autre avait cessé au niveau du dividende attendu, dit Drexler. En outre, une concurrence intermodale très intense - en bus – s’est ajoutée à l'économie du partage, ce qui rend la pression encore plus intense. Il semble clair que le voyage en train à travers son business model traditionnel doit être revu à la lumière des nouveaux paramètres de la  clientèle, tels que le voyage porte-à-porte, qui est la bête noire des chemins de fer.

Comment contrer une économie de partage dans une industrie technique datant du 19ème siècle ? Voilà le grand défi. Le premier levier est le prix, pour répondre à l'aviation low-cost, qui ne fait certes pas partie de l'économie de partage. C’est ce qu’on fait les Français avec le TGV Ouigo, qui démarre en périphérie de Paris (et non à partir des gares principales), où le bar a été éliminé et où le pas entre les sièges a été réduit. Certaines mauvaises langues ont pu parler du retour de la troisième classe ... Mais le chemin de fer à faible coût ne suffit pas à contrer l'activité de l'auto-partage.

La vraie mobilité, porte-à-porte
La première vague d'actions à entreprendre est basique: entrer sur le même marché que vos concurrents et ramasser le maximum de parts de marché, sans avoir à offrir le même service. Alors que Blablacar s’est positionné plutôt pour les longs trajets en covoiturage, la SNCF a lancé en septembre 2014 IDvroom.com pour transporter des personnes sur trajets courts, quotidiennement, pour aller au travail ou à la gare. Voilà la réponse aux problèmes de porte-à-porte de nombreuses entreprises ferroviaires. Ajoutez à cela les services de vélo-partage qui sont disponibles dans de nombreuses gares et dans de nombreuses villes. Nous sommes ici dans un domaine moins technologique et plus pratique, encore plus respectueux de l'environnement.

Le voyage et l'expérience de la marque
L'industrie ferroviaire s’est trop focalisée sur la destination de ses clients et pas assez sur ce qui permet de profiter du voyage. Elle doit dès lors mettre maintenant le service à la clientèle au centre de son marketing. Elle doit chercher à en savoir plus sur ces clients que seulement l'âge et le sexe, et de comprendre pourquoi ils voyagent et comment en tirer un maximum, écrit Railway Technology (4). Une recherche intitulée « In Future Traveller Tribes 2030 » a identifié six catégories de clients, depuis les «amateurs de simplicité» jusqu’aux «puristes» culturels, en passant par les «voyageurs éthiques» et les «chasseurs de cadeaux» (promotions…). Pour cela, la tarification différentielle, connue des économistes comme étant la discrimination par les prix, est une pratique de prix différents pour un même produit à des clients différents selon la courbe de la demande. A première vue, cela peut sembler injuste, mais de nombreuses formes de tarification personnalisée existent déjà (selon l'âge) et ne produisent que très peu d’objections. Des prix bas pour des groupes cibles particuliers, comme les étudiants et les personnes âgées, sont monnaie courante. (5) Cela dit, il semblerait qu’il soit possible d'aller plus loin.

L'expérience "voyage"....

Un exemple avec cet évènement Stories Are Waiting, qui est une galerie stylée sur Pinterest qui vise à inspirer les clients d’Eurostar pour explorer leurs destinations avec un film et des photos des voyageurs, ainsi que des blogueurs et ou des photographes. Richard Branson, de Virgin Rail (Royaume-Uni), a annoncé une refonte du service dans une tentative de détourner les clients des autres formes de voyage, à commencer par une nouvelle campagne publicitaire chic. Un membre de la direction d'Eurostar a parlé de «d’expérience du voyage». «Ne pensez pas seulement à vendre un billet à un client, mais essayer de vous engager dans une relation plus significative. » reprend Decius Valmorbida, vice-président du marketing de distribution chez Amadeus.

Autre exemple est l'expérience du voyage par l’expérience de la marque. La SNCF a annoncé en juin 2015 le lancement d'une nouvelle offre « 100% numérique » pour les jeunes voyageurs, appelé TGVpop. Inspiré par les codes de l'économie collaborative, il est décrit comme « la première communauté TGV de la SNCF »: TGVpop donne aux utilisateurs la possibilité de voter le départ d'un train sur un site dédié et de mobiliser leurs communautés pour renforcer leurs chances de le voir partir, grâce à l'utilisation du hashtag #TGVpop. Si le TGV reçoit un nombre suffisant de votes, correspondant à près d'un tiers de sa capacité totale, il est confirmé à la vente dans les quatre jours qui ont précédé son départ. L'utilisateur peut confirmer alors l'achat et profiter des tarifs attractifs entre 25 et 35 euros par billet selon la destination. Près de 100 000 places dans 203 TGV, vers 30 destinations en France, sont ainsi proposées aux visiteurs pour les départs pendant la période estivale. La catégorisation des clients et l'expérience du voyage sont la deuxième vague de mesures pour lutter contre la concurrence de l’économie de partage en mobilité.

Open Data
La troisième vague de mesures englobe le domaine des dispositifs de communication connectés à des réseaux et à la prolifération des applications, en particulier par mobile. Cela fait partie du concept de smart-city qui connecte tous les appareils, autant que possible, comme les montres connectées ou le positionnement automatique de tous via mobile. La technologie a maintenant la capacité de connecter les différentes parties de notre vie quotidienne et, aussi simple que cela puisse paraître, est à la prémisse de villes intelligentes. Toutes ces données peuvent être agrégées pour produire des estimations du nombre de clients disponibles pendant une période de temps définie. Il est possible de les retourner aux voyageurs et aux clients par une application sur mobile et de présenter le meilleur choix de transport ou par route. Beaucoup de ces applications ont besoin d’un partage de données informatiques à grande échelle. Comme dit Patrick Senti, le patron de Shrebo: «Enfin, c’est ce que j’ai fait avec Analytics. Je me rendais compte qu'il pourrait y avoir d'amélioration des processus et l'optimisation si les gens et les entreprises pouvaient partager des informations et des résultats. Par exemple, nous coopérons avec les Chemins de fer fédéraux suisses, qui nous a décerné un prix de  l'Innovation pour start-up, alors qu’ils opèrent une tonne de trains et de voitures chaque jour. Les trains sont surutilisés dans de nombreux quartiers urbains. Quand ils sont pleins, les navetteurs ne savent pas où s'asseoir. En fait, voilà l’exemple d’une ressource partageable. Donc, mon "dada" du moment sur la connexion des gens via une appli smartphone - nous pourrions leur permettre de voir et de choisir un trajet en fonction de la charge et de l'occupation. Ils pourraient prendre une décision consciente de monter à bord d'un certain train plutôt qu’un autre. Nous pourrions vraiment aider à améliorer tout cela si nous utilisons l'analyse prédictive. Donc, nous le faisons de trop en ce qui concerne la gestion des salles de réunion, mais rarement sur une très grande échelle. »(6)

Open data et connexions, partout et toujours....

Comme l'écrivait l'UITP (7), les transports publics prennent des mesures pour intégrer les différents modes de mobilité, y compris les transports et les nouveaux arrivants comme la voiture  ou le vélo partagé et les fournisseurs de covoiturage, ainsi que le vélo ou la marche traditionnelle.

Avoir les idées claires
Ces nouveaux modes de voyage et de communication vont indiscutablement profiter à de nombreux clients. Mais cela met en péril le travail traditionnel des cheminots et cela pourrait même diminuer le nombre d'emplois dans le secteur ferroviaire. En réalité, le futur dépend de quel point de vue on se place. Si on poursuit une mentalité de différenciation technique, train écologique contre auto polluante, il est certain que le modal shift n'aura pas lieu car les consciences écologiques s'effacent rapidement devant la réalité du trajet et le prix du voyage. Si on prend comme perspective une mobilité plurielle, sans faire de distinction technologique, et en utilisant les meilleures technologies pour une meilleure répartition des déplacements, alors dans ce cas on peut atteindre certains objectifs pour contrer les gaz à effet de serre et même envisager un monde avec moins de pétrole. Finalement, on revient à la question sociale et politique...

Pour approfondir le sujetUber, Airbnb, BlaBlaCar... L'invasion des barbares, par Franck Dedieu et Béatrice Mathieu (L’Express) et Ce que l’uberisation révèle des peurs françaises, par Philippe Silberzahn; L'économie partagée, nouveau paradoxe pour le marché du travail, par AFP (9 août 2015); Cese : “en 2050, les services seront à la foisindividualisés et partagés par la collectivité.” par http://www.mobilite-durable.org/(2015)

Europe du rail : une vision syndicale éclatée
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Pendant plus d’un siècle, le cadre national du chemin de fer semblait un horizon indépassable et le monopole public la règle dans tous les États européens après 1945. La perspective d’une abolition définitive des frontières nationales est progressivement devenue réalité et la déréglementation a considérablement modifié le paysage des cheminots en Europe. Cela a bouleversé les représentations des cheminots et des organisations syndicales, pas vraiment au travers des directives de la Commission, mais avant tout par les réactions politiques et syndicales en sens divers face à cette nouvelle donne politique européenne. L’incapacité des organisations syndicales européennes à adopter une lecture commune des enjeux européens démontre que l’Europe n’est pas unifiable culturellement ! Cette analyse emprunte en grande partie aux travaux de Nadia Hilal (1)

Où est l’Etat ?

Au commencement il y a d'abord la politique et l'histoire. Après les Trente Glorieuses où il a fallu reconstruire une Europe ravagée par les destructions, la fin des années 70 et les années 80 ont vu s'effriter la vision socialiste de l'Etat et l'instauration durable d'une nouvelle conception de la chose publique. Le rôle de l’Etat aujourd’hui n’est manifestement plus celui d’hier, à l'époque des théories fordiennes et keynésiennes. Comme le rappelle le think thank français de gauche Terra Nova (2), « l’Etat n’assume plus certaines missions essentielles ; les grands principes du service public, et notamment l’égalité d’accès ou encore l’adaptabilité, sont méconnus, et le rôle du service public comme facteur de développement et de solidarité est bafoué ; les collectivités territoriales, importantes donneuses d’ordre en matière de service public, ne jouent que difficilement leur rôle de pilote face au secteur privé auquel elles ont délégué leurs missions ; l’utilisateur n’est pas associé aux prises de décision et à la gestion des services publics qui, souvent, sont délégitimés alors même qu’une majorité de Français leur restent attachés. » On verra plus loin que cet attachement au service public en Europe est bien plus diversifié qu’on ne le dit….

Aux origines du syndicalisme en Europe : déjà la diversité...

Les syndicats ont longtemps été considérés comme une branche du mouvement ouvrier, tout comme les partis socialistes et sociaux-démocrates étaient perçus comme des prolongements du mouvement syndical. L’importante hétérogénéïté syndicale en Europe n’est cependant pas récente, loin s’en faut :
Grande-Bretagne
Le mouvement des « enclosures » et les lois « poor laws » à la fin du XVIIIe siècle dégagent la main d’œuvre nécessaire pour la révolution industrielle naissante ; on a tout de suite un syndicalisme de masse dans les cités cotonnières, avec organisations dès 1825 en unions, puis en 1868 par regroupements des unions en TUC (Trade-Unions Congress) avec les mutuelles et les coopératives. Rapidement, les villes dépassent les campagnes. Le syndicalisme à l’anglaise est à l’origine de la création du Labour, le parti Travailliste, et alimente le débat au sein de ce parti qui s'interroge sur sa dépendance aux financements en provenance des syndicats, notamment après sa récente claque électorale de mai 2015.
Allemagne 
La révolution industrielle est tardive – aux environs de 1860 - , mais rapide et touche de grandes masses de  population avec création de gros centres urbains. La loi antisocialiste de 1878 interdit aux syndicats toute activité politique ; cela favorise le développement des pratiques gestionnaires (mutuelles, coopératives délivrant de nombreux services) avec développement d’une bureaucratie syndicale gestionnaire et réformiste. Les derniers échauffements syndicaux ferroviaires en Allemagne doivent avant tout se traduire par une bataille corporatiste interne, alors que le gouvernement tente d’en finir avec la multiplicité des conventions collectives, près de six au sein de Deutsche Bahn.
Suède
La Suède fait partie des pays les plus syndiqués dans le monde. La fameuse sociale-démocratie suédoise doit beaucoup au lien entre le principal syndicat et le parti social-démocrate, longtemps au pouvoir. Les syndicats sont donc très impliqués dans la gestion et n’ont pas de tradition de “combat” mais plutôt d’accompagnement.
France
La révolution industrielle est lente, et le lien avec le monde rural, connu pour son conservatisme et sa franche méfiance à l’égard du progrès, engendre un syndicalisme de minorité où l’hétérogénéité de la classe ouvrière naissante accouche d’une culture de classe fragile, instable et globalement assez dure. De plus, les stigmates de 1789 percolent avec une tradition française d’opposition systématique à l’élite, tradition toujours vivace de nos jours. En France comme en Belgique ou en Italie, le syndicalisme d’aujourd’hui revendique une indépendance assumée envers un quelconque parti politique, même si les frontières peuvent parfois paraître bien floues.

Réunion ETF à Luxembourg en 2012 (photo http://www.vsoa.eu/)

Négocier ou résister ?

Dans les années 30, on assiste de manière disparate à la naissance d’un réformisme syndical qui ne considère plus l’Etat comme un moyen de domination de la classe ouvrière. La lutte incessante contre « l’ennemi d’en haut » s’essouffle au profit du dialogue et de la recherche d’un compromis. Celui-ci intègre l’idée que l’intervention économique de l’Etat  peut apparaître comme une source possible de nouveaux droits et comme un moyen de limitation du pouvoir patronal : revendication de conventions collectives, de nationalisations, de planification. Cette défense de l’ouvrier via l’Etat ne fait pas cependant pas l’unanimité et provoque un dilemme prolongé chez les « grands marxistes », toujours actuel de nos jours, et qu’explique parfaitement le site « legrandsoir.info» lors des premières directives européennes : « fallait-il intégrer les instances, les rouages, la bureaucratie de l’Union européenne ? Entrer, c’était l’aléa de se voir infecter par le poison libéral. Ne pas entrer c’était risquer d’être constamment hors du coup, de ne pouvoir peser sur rien et laisser le champ libre aux syndicats « modérés » qui en seraient ressortis légitimés, en particulier aux yeux de la grande masse des non syndiqués. » Côté politique, aux référentiels culturels et aux conceptions politiques divergentes sur ce que doit être une politique des transports ferroviaires, se sont ajoutés des divergences structurelles ayant trait à la souveraineté nationale. La tentation est grande pour les organisations syndicales de défendre avant tout leur entreprise historique, pour conserver leurs indispensables adhérents. L’ETF – l’European Transport Workers' Federation - en est consciente : elle exhorte les syndicats à ne pas défendre simplement leur industrie nationale dans la concurrence européenne, en vain. Ce dilemme percole en permanence chez beau nombre de syndicats européens lorsqu’il faut se positionner sur l’adoption des Directives Communautaires successives.

L’eurosyndicalisme en échec : les réalités de la diversité européenne

Comme le rappellent trois auteures en 2007 (3), si on se place sur le plan sociologique, force est de constater que l’ensemble de la législation couvrant la protection du salarié au travail ou permettant le contrôle syndical de l’activité économique relève encore majoritairement du droit national. En clair, sans un droit européen obligeant la reconnaissance communautaire du droit de grèvel’activité syndicale européenne sera toujours affaiblie par le fait que plusieurs organisations membres dont les plus puissantes restent soumises à une législation nationale qui limite le droit de grève, comme en Grande-Bretagne ou en Allemagne. Il n'y a donc pas de possibilité d’organiser une eurogrève chez eux. Les trois auteures (3) précisent ainsi que de nombreuses législations nationales ont été adoptées pour tenter de canaliser ou de limiter l’ampleur des grèves. Les types d’intervention politique les plus fréquents sont d’interdire les grèves de solidarité (Royaume-Uni), de limiter la grève à un moment ou événement précis (lors du renouvellement des accords salariaux sectoriels en Allemagne), de limiter la pratique de la grève dans les services publics (France, Italie, Espagne, Portugal, Grèce, …) et de laisser les tribunaux civils agir pour statuer sur l’illégalité des piquets de grève (Belgique).

L'action syndicale en trois périodes

Au niveau chemin de fer, en vingt ans, le syndicalisme européen a connu trois périodes. La première est celui de la division syndicale et de l’absence de stratégie européenne commune, lorsque la directive 91/440 fût adoptée dans les États-membres selon des modalités,des tempos et des interprétations différenciés. La lenteur d’adoption de cette directive a provoqué la mauvaise humeur de la Commission, engendrant une accélération du processus de déréglementation et l’unification progressive des calendriers nationaux. Les syndicats ont alors progressivement pris conscience de la nécessité d’agir à l’échelle communautaire. Cette deuxième période est ainsi celle de l’organisation de mobilisations sociales cheminotes transnationales. Les succès du début (3) appartiendront vite au passé, comme le rappelle le site legrandsoir.info : « la Confédération européenne des syndicats (CES) regroupe des syndicats socialistes, mais aussi des démocrates-chrétiens et des libéraux. (…) Alors que les patrons sont tous du même côté de la barrière, les syndicats sont fortement désunis de part et d’autre des piquets de grève, ou lorsqu’il s’agit de négocier avec les patrons. Il ne faut donc pas s’attendre à trouver la CES à la pointe des luttes. Son objectif est d’aplanir, de concilier, d’aseptiser, de construire une Europe qui laisse libre cours aux menées du capital. » Cette position se retrouve bien-sûr au niveau sectoriel ferroviaire, à l’ETF. La chercheure Nadia Hilal (1) rapportait en 2013 le témoignage d’un cadre CGT français : « Je me souviens du nombre de réunions au siège de la FST40 où, après des heures de discussions, on n’aboutissait à rien. Bien souvent, on s’est dit que l’on se sentait plus proche et qu’on avait plus d’affinités avec des dirigeants de la SNCF qu’avec des syndicats scandinaves : c’est un comble… »

La troisième période est celle d'aujourd’hui, c’est le constat de la faible influence de ces mobilisations sociales européennes sur l’agenda communautaire. Les organisations syndicales sont alors revenues à des stratégies nationales, un quasi repli identitaire national, c’est-à-dire la gestion des conséquences sociales de la libéralisation dans le cadre national, tout en devant faire face à l’éclatement corporatiste du syndicalisme national lui-même. Les conducteurs – jadis barons du rail -  ont ainsi leur propre syndicat et peuvent aller à contre-courant des positions des autres métiers. Les derniers conflits allemands en témoignent. Mais au-delà de cela, pourquoi cet échec au niveau européen ?

A-t-on seulement pris la peine d'expliquer aux cheminots de quoi précisément sera fait leur avenir et quelles seraient leurs garanties ? (photo de Sebastiano Pitruzzello via flickr CC BY-NC-ND 2.0)
L’inévitable réalité culturelle

L’Europe syndicale, c’est caricaturalement deux blocs qui se font face, si on excepte la Grande-Bretagne. Comme le rappelle la chercheure Nadia Hilal (1), on trouve d’un côté, les organisations françaises, belges, luxembourgeoises, italiennes, portugaises ou grecques qui ont dénoncé le consensus européen sur la manière de faire renaître le trafic ferroviaire. Elles ont insisté sur les effets négatifs de la future libéralisation : ses conséquences sociales bien sûr, mais aussi ses implications en matière d’investissements publics sur le long terme, d’aménagement du territoire, de survie des liaisons non rentables, de service public et enfin en matière de sécurité. De l’autre côté, les organisations allemandes, néerlandaises, scandinaves, et plus curieusement espagnoles, se sont résolues à considérer la réforme proposée comme inéluctable et ont préféré l’accompagnement. Elles ont alors donné leur assentiment – sous certaines réserves - à la refonte du rail en négociant le passage à la libéralisation au mieux des intérêts des salariés. Comme le rappelait Alexander Kirchner, secrétaire général du principal syndicat allemand EVG, lors d'un colloque en juin 2011 organisé par le Conseil Economique, Social et Environnemental : «  les syndicats ont décidé d’accompagner le mouvement (ndlr : de libéralisation) plutôt que de le contester a priori ». (4) Une conception imbuvable pour le groupe des durs...

Pourquoi de telles différences ?

Dans une Europe du nord de tradition grosso-modo de centre-gauche modéré, les syndicats disposent de points d’appui relativement nombreux dans le système institutionnel pour faire valoir leurs intérêts. En prenant l’exemple allemand à l’époque de la réunification, le ralliement syndical aux vues gouvernementales fût possible pour des raisons propres au système politique allemand, résumées par l’expression de « fédéralisme coopératif ». Comme le rappelle Nadia Hilal (1), le GdED, syndicat majoritaire, a considéré qu’il défendrait mieux les intérêts des salariés en participant à la négociation et en formulant ses propres conditions. Par ailleurs, il aurait été difficile de s’opposer au consensus populaire quant à la nécessité de réformer la DB, très endettée, à laquelle on venait de rattacher l’ancien chemin de fer de l’Est, en lambeau après 45ans de communisme. Enfin, l’implication des syndicats dans le processus politique, mais surtout, la mise en perspective d’un avenir pour les travailleurs du rail, a favorisé largement le compromis plutôt que l’opposition idéologique. Ces raisons expliquent pourquoi l’Allemagne a pu produire une architecture institutionnelle ferroviaire dont certains concepts s’élevèrent bien au-delà de ce que l’Europe prescrivait, puisqu’une introduction en bourse fût même prévue à l’origine, puis ajournée de manière durable. Elle explique aussi pourquoi chez les autres Etats membres, certains estiment, de manière un peu rapide, que finalement, « l’Europe, c’est l’Allemagne agrandie. Pourquoi ce qui est bon chez eux le serait nécessairement chez nous ? » (5).

Alexander Kirchner, du syndicat allemand EVG «  les syndicats ont décidé d’accompagner le mouvement (ndlr : de libéralisation) plutôt que de le contester a priori ». Photo : locomotive DE6309 de la firme privée Crossrail, au crochet d'un train intermodal au départ de Melle (BE) le  18 janvier 2014 (par Next generation photo via flickr CC BY-NC-ND 2.0)

Dans le sud de l’Europe, persiste une culture du conflit qui caractérise les relations professionnelles, où la réforme n’a donné lieu à aucune véritable concertation sociale ou débat public approfondi. La France syndicale en particulier entretien une méfiance historique envers l’élite,  lointain résidu de 1789, que l’on retrouve plus particulièrement à la CGT et chez SUD-Rail. La Belgique de gauche, plutôt wallonne et francophile, est globalement de la même veine, même si une tradition centriste plus proche de l’Europe du Nord en atténue les effets. Les Français, dit Libération (6), n’aiment pas négocier, ils aiment décider. Les grands accords entre partenaires sociaux ne sont pas réellement négociés mais arrivent rédigés et signés des cabinets ministériels. L’Etat maître de tout…. Mais au-delà de cela, les gouvernements successifs se sont montrés coupables de ne rien proposer en échange, de n’offrir aucune perspectives d’avenir. Plutôt que d’expliquer les choses de manières didactiques et de donner des garanties, belges, français, italiens, grecs et luxembourgeois ont présenté la libéralisation comme subie, inéluctable, rejetant la faute à « Bruxelles ». Les syndicats ont donc logiquement affiché leur franche opposition à la nouvelle orientation des politiques ferroviaires, qualifiée d’idéologique et d’irréaliste.

Quel rôle pour l’Etat ?

Les peuples européens ne font pas preuve d’un même attachement à la gestion publique et au rôle de l'Etat central, et prouvent sur ce point la diversité du Continent, et son impossible unification culturelle et sociale, pourtant réclamée à grands cris. En Allemagne et dans les pays scandinaves, il n’y a pas d’attachement aussi fort à la gestion publique et la décentralisation du pouvoir est un fondement historique. Au Royaume-Uni, il n’y a pas de définition juridique de la notion de service public, ni de statut particulier pour les salariés de ce secteur. En Italie et en Espagne, il y a un régionalisme profond auquel s'attachent les citoyens des contrées concernées. Aux Pays-Bas enfin, la notion de service public est présente mais ne donne pas lieu à des débats significatifs de l’ébranlement de l’organisation de la société, tel qu’on le ressent en France. Cette diversité politico-culturelle a facilité l’idée, comme le dit Terra Nova (2), que l’essentiel ne réside pas dans le statut de l’opérateur, mais dans la nature des missions qui lui sont confiées, dans la qualité des prestations et dans le pilotage, par la puissance publique, des services publics, notamment lorsqu’ils sont délégués. Il faut en effet raisonner en termes fonctionnels plutôt qu’en termes institutionnels et statutaires. La liberté de choix des modes de gestion du service public doit être garantie. Ce qui compte, c’est que les missions de service public, définies et précisées par la puissance publique, soit assurées dans les meilleures conditions, contrôlées et évaluées.

Tandis que certains syndicats se montrent favorables à ce modèle de service public géré par des entreprises privées (sur le modèle scandinave ou néerlandais), cette idée suscite l’hostilité des syndicats « idéologiques », en premier lieu les plus marxisants,  alors que la SNCF - au travers de Keolis - n’hésite pas à user hors de France des généreuses ouvertures législatives de ses voisins. En France, la presse a fréquemment commenté « la prouesse allemande » en soulignant que la restructuration du rail, avec la réduction du nombre de cheminots de 400 000 à 200 000 agents et le recrutement non-statutaire, s’était accomplie « sans aucune grève ». De leur côté, les syndicats allemands considèrent les stratégies des syndicats français comme « irresponsables ». Et la politique est revenue au grand gallot : les allemands ont perçu leur discours français comme « égoïste », la France promouvant ailleurs ce qu’elle interdit chez elle. Les syndicats scandinaves et néerlandais dénoncent aussi le comportement de « prédateur » de la SNCF (Keolis) ou de groupes privés français tels Veolia. Preuve de leur inclusion et influence au sein du système politique nordique, ces syndicats ont pu « transmettre » aisément leurs griefs aux groupes parlementaires européens de ces pays qui ont réussis à faire adopter, lors d’une lecture du quatrième paquet ferroviaire à Bruxelles, une clause de réciprocité qui agace copieusement l’hexagone…

Le mouvement ouvrier en recul

L'histoire sociale du rail est intimement liée à celle de l'industrialisation du XIXème siècle. Le cousinage de la condition cheminote avec la sidérurgie et les charbonnages est une évidence historique, vu l'imbrication du chemin de fer dans la production industrielle des deux autres. Rappelons que le déclin de l'acier et la disparition du charbon est aussi à l'origine de la chute vertigineuse du fret ferroviaire. Du côté sociologique, l'effritement affirmé du mouvement ouvrier a forcément déteint sur le combat syndical. C'est que la classe moyenne n'entre pas facilement dans une dynamique de contestation anti-élite et d'agitation idéologique. Le site belge www.lcr-lagauche.be en explique une des raisons : «  S’agissant de la conscience de classe, force est de constater son effondrement (...) Le management aurait atteint une telle maturité qu’il a été capable de tarir la conscience de classe, muselant ainsi le mouvement ouvrier (...)  » Et d'expliquer les effets néfastes (!) du consensus : «  les pratiques managériales coercitives ont progressivement laisser la place à la négociation et l’idéologie consensuelle consacrée par le système taylorien pour garantir l’harmonie sociale et se préserver des conflits  » En clair, le consensus permet de contourner la culture du conflit , atténuant la révolte ouvrière permanente chère à certaines idéologies. A la SNCF, CGT et Sud-Rail s'arc-boutent encore sur ces concepts traditionnalistes et idéologiques (7). Au delà de cela, il faut reconnaître qu'au sein même des entreprises ferroviaires historiques, qui comptent plusieurs dizaines de métiers très différents, la condition du roulant n'équivaut en rien à celle du rédacteur en bureau, ou de l'universitaire en marketing, assis sur une chaise une journée entière. Difficile dès lors de construire des solidarités sur des vécus si différents (8)

Quel rôle pour la défense des travailleurs ?

Après avoir conforté leur assise institutionnelle au cours des décennies 1960 et 1970, les organisations syndicales de salariés ont plutôt subi négativement la période libérale qui s'est ouverte avec les années 1980. La montée en puissance de nouvelles stratégies des ressources humaines au style « gestionnaire » a des impacts majeurs et directs sur le syndicalisme d'aujourd'hui. En lieu et place de négociations collectives, le modèle actuel promeut la compétence et le travail par objectifs et évaluations individuelles, sur lesquelles les organisations syndicales ont de moins en moins de prise. Cette transformation du travail, intégrée progressivement au sein des chemins de fer historiques, est le reflet des tendances individualistes et hédonistes de nos sociétés contemporaines, tournant le dos au collectivisme d’hier, ce qui impacte grandement sur le déclin progressif de certaines idées de gauche dans la conscience populaire. Par ailleurs, la mise à la pension massive de travailleurs conscientisés par les idées des années 70 et des Trente Glorieuses, et remplacée par « des petits jeunes » aux idées différentes et novatrices, n’est guère favorable au syndicalisme traditionnel de masse. L’identité cheminote est même en perte de vitesse, et s’accentue au fur et à mesure que l’on remonte l’échelle sociale des métiers du rail. Alors ?

Une perte des acquis

Ces changements sociétaux fondamentaux se retrouvent dans les diverses analyses comparatives. Ainsi, il apparaît clair que le montant des subventions ne règle pas tout : la quantité ne fait pas la qualité, contrairement à ce qui est répandu aux masses laborieuses. Les problèmes du rail sont bels et bien structurels. Ils ont donc directement trait à l'organisation du travail et à l'inflation des coûts. Une étude récente du Commissariat Général au Développement Durable français (9) concluait en 2013 que les évolutions divergentes des secteurs ferroviaires de marchandises en France et en Allemagne entre 2004 et 2007 s’expliquaient principalement par des effets de compétitivité intermodale différentielle alors que l’évolution structurelle de l’économie n’avait qu’un impact mineur. Cette évolution structurelle est extrêmement redoutée par les syndicats car il s'agit obligatoirement d'une remise en cause du cheminot de jadis. Et donc une modification de l'environnement social...


Le futur est possible sans engloutir un océan de subsides, mais en réorganisant mieux la production. Stand Deutsche Bahn (photo ITF, Leipzig 2015, via flickr CC BY-NC-ND 2.0)

Un nécessaire travail de fond

L’individualisme actuel a-t-il tué le collectivisme, s‘interroge David Peetz (10)? A voir, mais le syndicalisme européen doit se renouveler et se réapproprier le monde d'aujourd'hui tel qu'il est, sans passer par la case « c'était mieux hier ». Comme l’explique Christian Dufour (11),  la représentativité des syndicats est érodée par les évolutions à long terme des types d’emplois exercés par les travailleurs, comme par les types de branches où ils les exercent. Les effets multiples et cumulés des nouvelles technologies et des changements dans l’organisation du travail, la prolifération des nouvelles formes d’emploi, l’internationalisation de la production et des services et la quête de la flexibilité du travail transforment le syndicalisme contemporain. Le chemin de fer ne fait pas exception, en dépit d’un environnement social du passé que l’on veut maintenir à tout prix hors du droit commun. Les acteurs du monde syndical semblent souvent mal équipés pour affronter ces changements, et certains sont englués dans un corpus idéologique dont ils ne veulent à aucun prix sortir. Les projets de renouveau pour les syndicats sont nécessairement objets de contestations en interne, et subissent la concurrence idéologique de groupes sociaux externes à la sphère syndicale, très présents sur la scène médiatique. Cela implique une confrontation des idées et la remise en cause des routines organisationnelles et des structures de pouvoir. Des pays ont lancé de nouvelles pratiques ferroviaires, des entreprises innovent dans le service et prouvent que cela fonctionne. Dans ce contexte, on peut difficilement croire que la perpétuation d'une logique de conflit anti-élite (3) soit la meilleure approche pour un monde meilleur. Mieux vaut construire quelque chose plutôt que détruire. Ce qu'il manque avant tout, c'est une passerelle entre les décideurs visionnaires et ceux qui craignent le futur. Expliquer, convaincre, mais surtout, donner des garanties aux hommes du rail, voilà le vœux pieu que nous pouvons formuler. Ce qui est certain, c’est que le retour au passé et l’isolement social sont une fausse protection du cheminot et du chemin de fer. Autant le savoir….

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(4) CESE via la Mobilettre - Libéralisation du transport ferroviaire régional
(5) François Dupré/Nouvelle Europe - illustration au tout dernier paragraphe de Le ferroviaire en Europe :petite histoire d’une libéralisation douloureuse
(6) Libération - Laurent Houssin, interview d'AlainTouraine
(7) Le Figaro Economie - 9 juillet 2015 : La SNCF va mettre en place un accord d'intéressement pour les cheminots
(8) Lire cette excellente contribution de Mathilde Cartolaro (2009) sur l'identité professionnelle des cheminots, à propos de son stage dans une direction de la SNCF.
(9) CGDD – 2013 - Fret ferroviaire : analyse des déterminants des trafics français et allemand

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