SNCF-RFF : marche arrière gauche, toute !



L'analyse de Mediarail.be 
Une logique bien de gauche
Pouvait-on espérer autre chose après le 06 mai 2012 ? Certainement pas depuis qu’une petite moitié des français avaient demandé le changement. Le voici donc sous forme de refonte du paysage institutionnel ferroviaire : la SNCF, icône nationale, absorbera sous une forme ou sous une autre Réseau Ferré de France.  Ce n’est pas ce que voulait Hubert du Mesnil, désormais remplacé, et c’est ce que voulaient Guillaume Pépy, toujours en place, lui, et très en grâce en ce moment à l’Elysée.

Que sera cette aube nouvelle ? En résumé, la mise en place d’un « Gestionnaire d'Infrastructure Unifié » (GIU) qui chapeauterait 50.000 cheminots de SNCF-Infra, de la DCF (Direction des Circulations Ferroviaires) et de RFF. Le tout SOUS la coupe de la SNCF qui est la grande gagnante de cette réforme et retrouve sa place d’incontestable patronne du rail. Pour tout dire, un retour au chemin de fer à l’ancienne,  sensé redynamiser le rail et garantir des milliers d’emplois publics. Le contribuable appréciera…

Une organisation faite pour échouer
C’est en 1997, sous Juppé, que fut mise en place l’actuelle structure ferroviaire française « à deux ». Dès le départ, ce fut une organisation faite pour échouer. RFF, conçue sans moyens mais dotée de la dette, devait obligatoirement faire appel à la seule SNCF pour l’entretien du réseau, comme l’exigeait son ministre de l’époque J-C Gayssot. Le transporteur – intouchable - restait de facto juge et partie. Mais surtout, la France sauvegardait ainsi une SNCF allégée de sa dette abyssale et sortie du giron de l’Etat, permettant de présenter à l’Europe un bilan convenable en adéquation avec sa très stricte politique en matière de subventions publiques. Un écran de fumée destiné à masquer la réalité : celle d’Etat refusant de reprendre toute la dette à son compte, le contraire de ce que fit l’Allemagne en 1994 qui devait, en plus, avaler l’ancienne RDA. Les Assises Ferroviaires de l'automne 2011, sous l'ère Sarkosy, avaient bien mis en évidence la problématique des chevauchements et les relations exécrables qui coexistaient dans la structure bicéphale française et demandaient un remède de taille.

La peur syndicale
C’est peu dire que la peur syndicale a joué. Les français l’avaient clairement exprimé le 06 mai 2012 en dépit de leurs critiques acerbes envers la vieille dame SNCF. Au sein de l’entreprise, CFDT et CGT sont majoritaires et restent à la fois les gardiens de l’orthodoxie du statut et les fers de lance de la contestation. Le choix du gouvernement Ayrault est donc en parfaite adéquation idéologique et rassure la famille cheminote qui voit fondre l’importance de « sa » vision ferroviaire au sein de l’Europe. Un choix galvanisé par le lobbying du patron du rail qui n’a pas hésité à faire capoter une convention collective que s’apprêtaient à signer les opérateurs privés du fret, histoire de se mettre du bon côté de la rive. On s’achemine ici clairement à ce qui fut fait avec GDF et EDF où la concurrence, et donc les prix, n’ont guère bougé pour «l’usager » qui reste une bonne vache à traire. Les 30% d’écart avec la concurrence sont-ils dus au dumping social ou à l’organisation statutaire (1) ? Eternelle bataille idéologique…

Contorsions juridiques
Début novembre, un flou était encore savamment entretenu sur la nature juridique exacte du nouveau GIU, une volonté, louable, de contenir les humeurs des uns et des autres. On y parle de groupe « pivot » chapeautant un ensemble. Tout cela restant très éloigné des concepts germaniques où la holding dispose du statut de société anonyme détenue par l’Etat, et où les cheminots nouvellement engagés le sont avec un statut de contractuel. Toujours est-il que devant différents médias, Frédéric Cuvillier a dit être attentif à cette nature juridique. Car la question de la dette revient de facto à la surface étant donné que, dans un dispositif réunifié, il y a un risque très clair de requalification en « dette d’Etat », ce qui serait une distorsion au droit européen. Une mauvaise nouvelle n’arrivant jamais seule, on sait déjà que Standard & Poor’s suit le dossier de la dette ferroviaire avec son œil de lynx….

Concernant les nouveaux opérateurs ferroviaires, déjà présents ou à venir, le ministre saupoudre des assurances en veillant « à ce que toutes les garanties soient données pour que tout nouvel opérateur ait, au moment où la concurrence sera ouverte pour les transport de voyageurs en France, un libre accès au réseau ferroviaire ». Ce qui n’a absolument pas rassuré l’ERFA, l’association européenne regroupant les opérateurs de fret ferroviaire, qui s’est fendue d’une lettre sévère écrite au commissaire européen Siim Kallas s’inquiétant du fait que « nous ne savons pas comment les nouveaux entrants pourront survivre dans un système totalement contrôlé par la SNCF». Pour François Coart, le président de l’ERFA, cette réforme signifie « la fin de la libéralisation » en France. Lord Tony Berkeley, président du Rail Freight Group a,  dans un courrier du 2 novembre adressé au président José Manuel Barroso, déploré la même chose en dénonçant le fait que (sic) « (…) ce nouvel arrangement annihilera toute concurrence et assurera que la SNCF occupe une position de monopole jusqu'à ce qu'elle éradique complètement le fret ferroviaire ».

La crainte d’un verrouillage du marché n’est pas une fable puisqu’elle fut récemment confortée avec ce jugement, français celui-là, qui donna gain de cause à ECR (filiale de la DBAG) pour une plainte contre la SNCF (voir par ailleurs). Pour tempérer ces batailles, le ministre annonce un énième comité de surveillance chargé s’il le faut d’une mission de conciliation. On sait par avance ce qu’il advient de ce genre de paravent. Ces contorsions politico-juridiques ne font pas illusions et nul doute que les pays voisins ne vont pas en rester là.

Est-ce si grave ?
On peut dire oui pour l’Europe et pour la France qui tourne clairement le dos à toute réforme ferroviaire. Après une dizaine de plan « fret », la désertification – déjà réelle en industrie - se poursuit inexorablement. Le TGV, champion multi-médaillé de la SNCF durant ces trente dernières années, a écarté le fret et les TET, TER et autres franciliens vivotent tant qu’ils peuvent, certains mieux que d’autres. Enfin, il y a cette hypocrisie latente : la France sait fort bien ce qu’il faut faire pour redynamiser son chemin de fer.  Elle vilipende l’idéologie supposée de Bruxelles mais s’aplati sous celle de la CGT, un syndicat communiste qui est le véritable organisateur du rail français. Reste à savoir si usagers et industriels, qui disposent toujours du choix modal, accepteront de payer plus cher pour garantir un service public à la française, alors qu’explose le trafic autoroutier à bas prix, contre lequel on ne peut pas grand chose. Bruxelles ou la CGT, la différence se fera dans le prix du ticket…et de la feuille d’impôt !

On peut aussi dire non, ce n’est pas grave. Car rien ne dit que le ministre Cuvillier n’a pas derrière la tête une idée juridique en conformité avec Bruxelles, histoire de faire passer la pilule en douce. La porte-parole de Siim Kallas précisait sur ce point (sic) « qu’il n’était pas du tout sûr que les propositions soient en contradiction »  avec les projets de la Commission. Il y a peut-être aussi ce slalom politique bien connu qui consiste à bomber le torse pour ensuite arrondir les angles et focaliser les critiques sur le dos de Bruxelles en fin d'année.
On peut encore dire non, ce n’est pas grave car depuis longtemps, la France n’est plus le pays de transit favoris des chargeurs, si ce n’est vers l’Espagne ou la Grande-Bretagne et ce, … par autoroutes ! Pire : en matière économique, la fameuse « banane bleue » contourne l’Hexagone par le Nord et l’Est. Du coup, c’est la rive droite du Rhin et toute l’Europe Centrale et Alpine qui demeurent de véritables autoroutes ferroviaires, où une myriade d’entreprises – de Manchester à Milan - se disputent un juteux marché, procurant des emplois par milliers et de commodes bénéfices utiles à l’investissement de masse, notamment dans les terminaux rail-route et les locomotives dernier cri. Comment cela est-il possible ? Parce que la volonté d’ouvrir le marché du fret aux privés fut réelle et même encouragée, comme en Suisse et toute une moitié Nord de l’Europe. Vous avez dit Europe des cultures ? Les pro-rails se désoleront  en tout cas d’un isolement ferroviaire de l’hexagone mais dès l’instant où tout un peuple fait un choix idéologique, la démocratie impose de le respecter.

L'Europe continue
Et on dira encore une fois que ce n'est pas si grave car de toute manière l'Europe avance. Le Conseil des Ministres des Transports du 29 octobre 2012 a entériné une « refonte » du premier paquet ferroviaire, qui porte sur le pouvoir des organismes nationaux de contrôle et l’accès de la concurrence aux services annexes (dépôts et autres...). Ce texte, qui avait déjà fait l'objet d'une première lecture le 03 juillet dernier, devrait être voté en novembre par le Parlement européen. Avant la grande finale du quatrième paquet. Dans ces conditions, le choix de la structure juridique française sera prépondérant et indiquera si la France veut ou non plus d'Europe. Quant aux différentes formules de structure (intégration, séparation, filiales, holding), il n'y a pas a proprement parlé de religion toute faite mais ce sont les résultats qui comptent, quelque soit l'environnement culturel ou social d'un Etat.

Conclusions provisoires
La France avait besoin de réforme car le système  de 1997 ne fonctionnait pas et procurait un tas de doublons incontestés. Mais un retour en arrière signifie le retour aux erreurs passées. Le fret n’est plus l’ombre que de lui-même et le système TGV a donné son maximum. En quoi les vieilles recettes des années 80-90 feraient-elles mieux aujourd’hui ?

Au niveau de l’Union, c’est aux dirigeants des Etats à vouloir – ou refuser – plus d’Europe et d’harmonisation. Le chemin de fer est le seul transport mécanisé qui reste en dehors du temps qui tourne, alors que l’ensemble des autres transports ont déjà entamé leur mutation (2). A tel point que Siim Kallas déclarait en septembre lors d’une réunion que « nous stagnons au XIX siècle ». L’intégration tant vantée est – en cette période de crise – très largement remise en cause et conduit même au repli sur soi avec la bénédiction funeste de plusieurs grands formats de la politique, et pas seulement français, rendons leurs cette justice. En atteste ce commentaire du ministre Cuvillier qu’un autre européen aurait pu parfaitement tenir « La France considère que l’Union européenne, si elle peut fixer des obligations de résultat concernant la gouvernance et l’organisation du secteur, doit laisser aux Etats membres le soin de déterminer la façon la plus appropriée d’édifier un système efficace, équilibré et garantissant des conditions d’accès aux réseaux transparentes et non discriminatoires ». Isabelle Durant, vice-présidente du Parlement européen et députée écologiste, embrayait dans le même sens en déclarant que « je suis partisane de l'intégration européenne, mais nous devons conserver une certaine flexibilité dans les États membres. Ne nous dirigeons pas vers un modèle unique. »  Des discours clairs confirmant l’acceptation d’une Europe multi-vitesse et entérinant le fait que la mission de l’Etat est bel et bien de protéger ses champions nationaux et ses cultures politiques. Dans cette optique, la revitalisation du rail est un leurre et l’Europe sociale un rêve de poètes : ce ne sera pas pour demain, ce sera pour jamais. Marche arrière, toute…

(1) En Allemagne, depuis longtemps, les conducteurs fret détèlent eux-mêmes leur train. Sur le plan institutionnel, les cheminots statutaires de la SNCF relèvent du statut fixé par une loi de 1940 (régime spécial de retraite et de prévoyance, avancement de carrière type).
(2) Isabelle Durant, vice-présidente du Parlement européen et eurodéputée belge écologiste, a qualifié certaines compagnies de chemins de fer nationales d'« États dans l'État, d’énormes bureaucraties peu réceptives au changement et insuffisamment soumises aux pressions du marché ». On a du mal alors à comprendre sa position de regroupement dans le cas belge, car c'était précisemment son grief !

A lire le document de presse de la réorme du ministre Cuvillier
A lire ce document de 2011 du Parlement Européen sur les bienfaits ou non de l'intégration verticale