L'analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation
Ils ont le pouce tourné vers leur
destination, partagent un siège auto ou embarquent dans un autocar savamment
modernisé : les nouvelles habitudes sociétales du voyage se répandent plus
vite que le meilleur marketing des grands acteurs en transport. En parallèle,
l’aviation low-cost a formidablement formaté les consciences et aligne des
tarifs insolents pour des trajets supérieurs à 1000 kilomètres. Le train reste l’éternel
transport marginal et peine à se convertir aux nouvelles modes. Regard sur une
réalité où, au-delà de la technologie, c’est surtout la psychologie et le
portefeuille qui comptent.
Priorité
sociétale
On est bien d’accord : les trois
priorités avant toute chose sont de se loger, de se chauffer et de se nourrir.
Mais la génération Y, gavée à l’interconnexion et à la jouissance immédiate, en
a rajouté une quatrième : se déplacer à tout prix. Caprice d’enfant gâté
ou réelle nécessité ? Les avis divergent et agacent : il est rare de
rencontrer quelqu’un affirmer que le déplacement – hors chemin du travail – est
souvent inutile et trop basé sur la consommation du plaisir. Et pourtant !
Les embouteillages monstres quotidiens ne sont pas dû à une soudaine poussée
démographique, mais bien à la quantité exponentielle des déplacements que n’ont
jamais connu nos parents. C’est bien le paradoxe : plus on est connecté,
plus on se déplace. L’abondance asphyxie notre mobilité, mais dès l’instant où
de nouvelles mœurs sont lancées, il est inutile de vouloir renverser la vapeur.
Qui
terrasse qui ?
On avait cru dans les années 80 et 90 que le
train, celui de la grande vitesse, allait terrasser les polluants avions au
sol, sur les trajets inférieurs à 1000km. C’est bien ce qui arriva, et l’Europe
entière s’élança dans la construction de nouvelles lignes ferroviaires où les
bolides atteignent 300km/h. A train nouveau s’était ajouté tarification
nouvelle, où le prix dépend d’un tas de facteurs inconnus du quidam. On sait
seulement que plus on réserve tôt, moins c’est cher, et qu’il vaut mieux éviter
les vendredis et dimanche soirs, heures de grandes transhumances de et vers les
provinces. A ces conditions pratiques, se sont ajoutées des convictions
certaines et des certitudes sociétales : l’avion pour 600km, c’est
criminel ! Du coup le train reprend du poil de la bête et fait figure de
solution magique pour une mobilité post-carbone. L’Europe emboîte le pas, mais
c’est déjà trop tard. Le libéralisme court bien plus vite….
(Jeremy Keith Flickr CC BY 2.0) |
La déferlante est venue de là où on ne
l’attendait pas : ayant racheté des avions en surplus à très bas prix
(suite à septembre 2001), une société irlandaise se lance dans un concept
révolutionnaire d’aviation pas chère. Elle arrive à point nommé, les années
2000 se singularisant par une prise de conscience de la mobilité, mais dans
deux sens opposés : l’un promeut la société sans pétrole, l’autre fait feu
sur prix du déplacement ! Grand écart garanti mais Ryannair, Easy Jet et
autre Vueling n’en ont cure : la mode est lancée et va faire très mal.
C’est que l’aviation low-cost combine deux critères imbattables : vitesse
et prix accessibles à tous, ou la promotion de la démocratie par le prix !
L’uppercut atteint joyeusement le TGV qui peine tout juste à se rentabiliser.
Le détournement des clients commence, avec ses buzz savamment lancés où le quidam découvre un Paris-Nice ou un
Hambourg-Munich pour moins de 30-40€. La suite est connue, les résultats
implacables : 80 millions de passagers chez Ryannair, qui dit mieux ?
Quand
le capitalisme liquide les convictions
On peut ergoter un siècle sur « la
chose », mais on s’amuse à constater que l’aviation low-cost a balayé les
bons sentiments de la société post-carbone. Dès l’instant où l’impératif du
déplacement prime, tout est bon à prendre. Quitte à sacrifier ses convictions
devant tant de facilités. Et ça marche ! Le capitalisme dans sa forme la
plus pure a ainsi séduit ses opposants qui ne s’en remettent qu’à des arguments
balbutiants pour se justifier. Une récente tribune sur le regretté site Presseurop en dit plus long que tous les
discours larmoyants. L’auteur suédois n’hésite pas écrire : « Il est donc difficile de comprendre comment
quelqu’un qui se dit “de gauche” peut
faire la queue devant un guichet Ryanair sans rougir » (1). Au-delà de
ces questions existentielles, le débat low-cost a réussi à diviser durablement
la conscience collective : l’Etat très cher contre privé pas cher, un beau
sujet de philo…
L’auto,
bien loin d’avoir disparue
Les fauchés à temps plein et
communautaristes de conviction se répandent depuis des décennies aux abords des
autoroutes : le bon vieil usage de l’autostop, quoique marginal, est
toujours d’actualité et séduit, mais son côté aléatoire dans une société
formatée où chaque heure compte a
conduit à améliorer le concept. Ainsi naquit l’autostop organisé à minima : jadis, une radio belge transmettait des
offres de covoiturage et mettait en relation les candidats. L’arrivée du GSM
puis du Smartphone rend désormais la relation directe, grâce à quelques sites
internet centralisant les demandes. Invention libre et sans contrôle, le co-voiturage
fait parait-il fureur à des prix convenables : on trouve ainsi des Paris-Londres à 32€ en covoiturage pour un trajet
de 5-6 heures. C’est trois fois le temps, mais …trois fois moins cher que
l’Eurostar !
Le concept séduit : Carpooling,
une des sociétés spécialisées, estime que chaque mois ils sont 1,3 million en
Europe à utiliser le covoiturage pour des déplacements de longue distance, soit
l’équivalent de trois mille TGV… Sarcastique, le patron d’une autre société française
précise : « Les grèves de la SNCF nous ont aidé à décoller ». Le journal
La Croix relatait ainsi quelques expériences d’utilisateurs, en prenant
l’exemple de Florian, habitant à Caen mais étudiant à Paris : « Je
n’économise pas grand-chose par rapport à un Paris-Caen avec la carte de
réduction 12-25 ans [ndlr SNCF], mais je peux voyager à n’importe quelle
heure. En plus, les gens me déposent souvent près de chez moi ». Le
co-voiturage manifestement n’a pas laissé indifférent les états-majors
ferroviaires : la SNCF s’est engouffrée dans la vague en tentant
d’endiguer le phénomène, par sa participation dans GreenCove puis
son rachat pur et simple via Ecolutis. Le groupe « souhaite être présent sur ce
marché pour compléter son offre de transport et répondre aux nouvelles
attentes des clients vers des modes de transport alternatifs », indiquait le Monde en septembre 2013. Ou comment
le rail tente de minimiser son principal handicap : le porte-à-porte à
toute heure.
En attendant, les voitures partagées et autres VTC (véhicules de tourisme avec chauffeur) sèment la poudre partout, comme en témoigne la grogne des...taxis, qui ont eux aussi à subir cette nouvelle concurrence (2).
En attendant, les voitures partagées et autres VTC (véhicules de tourisme avec chauffeur) sèment la poudre partout, comme en témoigne la grogne des...taxis, qui ont eux aussi à subir cette nouvelle concurrence (2).
Contourner le
Thalys
Une autre mode, quoique plus confidentielle, consiste
à louer une voiture pour un jour : c’est moins cher que d’aligner 600€
pour un aller-retour Belgique-Disneyland Paris par TGV, quand on a quatre
enfants à faire rêver. Voilà le train touché au cœur même de son âme, puisque
le célèbre parc a précisément été construit…sur une ligne TGV, pour un trajet
le mettant à 1h35 de la capitale belge et à 2 heures de Lyon ! Les tarifs
TGV souvent considérés comme « anti-familiaux »,
conduisent les familles à recourir massivement à la voiture pour des distances
de 200 à 300km. La vitesse n’intéresse plus, le portefeuille est primordial…
Dans un autre registre plus confidentiel, les adeptes à temps plein du « carfree », les « sans autos de
conviction », se plient aussi au carbone à minima en louant une quatre roues une fois par an pour leurs
vacances dans le Sud, confirmant au passage les causes du raté du transfert
modal évoqué par nos soins il y a déjà un petit temps (3).
Le temps du
partage ?
On pourrait aussi le penser quand on lit de plus en
plus de proses sur la fin de la propriété et l’apparition d’une nouvelle ère,
celle du partage. Un peu gros mais récemment, le quotidien français Les Echos relatait que, selon un sondage
– un de plus - : « Pour la
majorité des Européens, la voiture n’est plus un symbole de réussite sociale,
comme c’était le cas il y a vingt ans. La première notion citée est désormais
la liberté et d’indépendance, comme l’ont indiqué 52 % des
répondants. Vient en deuxième place le gain de temps (49 %),
mais aussi – et c’est une menace pour les constructeurs – les coûts liés
à la possession d’une voiture (45 %) » (4). Indépendance et gain de
temps, voilà deux facteurs maudits pour le chemin de fer, qui par essence est
collectif et contraint.
L’autocar, pas
encore mort et loin de là
Le bon vieil autocar de nos années jeunesse
est bien loin d’être mort. Vampirisé par le TGV, il en vient à être ressuscité
par son propre concurrent : la SNCF a créé iD-Bus et relie un chapelet de
grandes villes en taquinant Eurolines,
le spécialiste de toujours. Comme pour bien enfoncer le clou, les rendez-vous
de la concurrence se font…à la gare. iD-Bus propose un Paris-Londres pour 39 à
55€, tarif moitié de l’Eurostar mais à quelle durée de trajet ? Les longs
trajets Amsterdam-Budapest ou Paris-Varsovie ne semblent pas décourager non
plus les amateurs, même pour 120€. Ou comment préférer le car aux trains
couchettes qui roulent de nuit, en parallèle. Si moche, le train ? On
pourrait le croire avec cette proposition de juillet 2013 du gouvernement socialiste
français : « [des] dispositions
permettront d’ouvrir plus largement le développement du transport par car en
allégeant les conditions d’autorisation d'ouverture de lignes routières ». Quand on parlait plus haut de convictions….
(Eastleighbusman Flickr CC-BY-ND-2.0) |
La
société carbone est pleine d’avenir !
Philosophons encore une fois : la
contradiction humaine parfume l’ensemble de ces nouveaux modes sociétaux. L’intérêt
pour le communautaire, pour la différence, pour s’échapper du formaté, pour contrôler ses deniers, pour
l’indépendance, tout cela concoure à vouloir « niquer le train ». Un succès ? Cela dépend pour qui et
pour quoi. Car toutes les alternatives développées ci-dessus sentent bon la
société pro-carbone : elle
l’encourage même, contredisant frontalement l’autre groupe contestataire – et
minoritaire -, ceux du carfree et de
l’après-pétrole. L’écolo militant qui doit impérativement aller voir sa copine
à 1500km via Ryannair, çà fait tâche. Témoignage d’un italien d’Allemagne du
Nord : « moi ça me permet
d’aller voir ma famille quand je veux, à prix abordable. Jadis, c’était une
fois par an. La pollution ? Tout le monde le fait… ». Les
candidats au co-voiturage partagent aussi un sentiment de gaspiller
moins : en réalité, on « partage » la pollution et le prix du
pétrole. C’est déjà ça. Des internautes plus pointus sur ces questions relèvent
de leur côté le « consumérisme
crasse » qui s’est emparé du peuple : on se déplace pour
n’importe quoi dans une frénésie qui tourne le dos à une planète durable,
disent-ils. Diable : l’indépendance et l’individualisme auraient donc un
prix. Choc des idées et diversités des opinions, c’est aussi cela, la
génération Y….
Quelles
réponses aux alternatives sociétales ?
Une preuve vérifiée : naguère, il fût
écrit que les individus interconnectés par web ou 4G révolutionneraient le
monde et bousculeraient les meilleures habitudes. Naguère on rigolait ;
aujourd’hui, on ne rigole plus ! Pour le rail, habitué à la maturation
lente des choses, cette concurrence interconnectée peut être redoutable, mais
cela dépend néanmoins des marchés. Ceci dit, l’attrait médiatique des alternatives est à
prendre avec précaution. Le co-voiturage reste encore marginal sur
Bruxelles-Paris, en dépit du laisser-faire généralisé des « faux taxis à 25€ en black » (5).
Thalys se porte relativement bien et Eurostar obtient une confortable part de
marché sur la capitale britannique. Pas encore mort, le train ! La SNCF
confirme la bonne tenue des liaisons internationales : l’Europe des
frontières ouvertes, tant décriées, ferait-elle finalement mieux que le trafic national ?
On notera également que le train de
proximité est peu concerné par cette concurrence, même si sur ce plan-là, les
alternatives restent nombreuses, que ce soit en co-voiturage, en vélo ou tout
simplement, la marche à pied. Mais avec de 2 à 5% de croissance par an, le
train de proximité grossi à vue d’œil et est précisément appelé à bénéficier
des investissements de demain. En France, une commande de 34 nouveaux trains
Coradia Liner à Alstom pour remplacer les Corails confirme les politiques du
passé : amélioré d’abord les trains. L’infrastructure ? On
verra ! L’ère du tout TGV a certes vécu, le réseau classique devient, nous
dit-on, une priorité nationale, mais le marché des « grandes lignes »
reste en concurrence frontale avec les options alternatives, que personne ne
peut démocratiquement interdire. Des alternatives que l’Etat encourage même,
lorsqu’il indique vouloir « développer
[ndlr par autocar] une offre de transports collectifs sur un segment de
pertinence interurbain en complément du ferroviaire et avec un maillage plus
fin des liaisons interurbaines, là où le train n’est pas économiquement
pertinent ». La question essentielle est : comment remplir dès
lors ces trains-là ?
La réponse est à trouver du côté des coûts
et du service, Coradia ou pas. En
Italie, le transporteur privé NTV-Italo a opté pour un business model approprié, offrant ses AGV
d’Alstom à bon prix mais avec design et confort. L’entretien des rames est
soumis à un contrat avec le constructeur, et centralisé dans un seul dépôt
(Nola, près de Naples). Des choix politiques totalement indépendants de la politique. En France, le TGV Ouigo, au-delà de son image, c’est avant tout un
nouveau concept d’exploitation : celui des hommes et celui du matériel,
pour compresser les coûts. Et bien évidemment, cela fait peur en interne !
Pour l’heure, pas de copié-collé aux autres services classiques TGV. Mais
demain ? Le phénomène des prix confirme la dramatique équation évoquée
précédemment : le train est et
reste une technologie chère. Du coup, certains s’en remettent une fois de
plus à l’Etat pour éponger les déficits les yeux fermés, sans changer les
méthodes de production. Pas dit que cela ramènera les clients vers le train,
loin s’en faut. Une majorité paiera pour une minorité d’utilisateurs. De plus, au-delà
du verbe de façade et du papier glacé, pour un politicien il y a d’autres
priorités plus urgentes que le déplacement en province. Cruelle vérité…
Le Huffington Post relatait en
octobre 2013 que dans les années à venir, la SNCF souhaite maîtriser l'ensemble
des modes de transport utilisés par le voyageur entre son point de départ et
son point d'arrivée, avec un billet commun. Il s'agit de « passer du gare à gare au domicile-destination »,
dit Barbara Dalibard, la DG Voyages SNCF. C’est donc avec
un nouveau business model que le
chemin de fer grandes lignes obtiendra son sursaut, fournissant la qualité
nécessaire, la flexibilité voulue et un environnement de travail différencié. Compresser
les coûts et améliorer la qualité du service et du personnel, cela implique des
méthodes de production renouvelées et surtout l’obtention de l’adhésion du
personnel au travers de nouvelles pratiques de management. Le futur est
possible, le didactisme indispensable, encore faut-il en avoir la volonté.
Histoire pour le rail de se faire « un
peu moins niquer », y compris par l’Etat…
(1) A lire
sur Presseurop : A bas le low-cost à tout prix
(2) Le Figaro : cinq syndicats de taxis appellent à
une grève ce lundi pour protester contre la concurrence à leurs yeux déloyale
des VTC
(3) A relire
passionnément à ce lien
(4) Les
Echos du 28 décembre 2012 : Comment la crise a changé notre rapport à
l’automobile
(5) Bruxelles-Paris pour 25€, en black
Ipsos : Partager sa voiture : une tendance mondiale ?
(5) Bruxelles-Paris pour 25€, en black
Ipsos : Partager sa voiture : une tendance mondiale ?