Où en est le chemin de fer dans le débat public ?
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23/12/2015

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Une chaude année ferroviaire 2016 s'annonce en Belgique – et en France, non pas pour de nouveaux changements d'horaires mais surtout parce que le rail est appelé à être géré différemment par rapport à tout ce qui a déjà été fait jusqu'à présent. Cela fait vingt, trente ans que l'on proclame que le chemin de fer est à la croisée des chemins. Mais où en est le débat public aujourd'hui, entre contestataires médiatisés, et voix populaire appelée à se taire ? Tentative de réponse.

Un objet culturel
Si le chemin de fer se démarque largement des autres modes de transport - l'aérien, le maritime et le routier -, c'est bien parce qu’il représente le contraire des trois cités : le collectivisme à travers le transport en commun où tout le monde est dans la même barque, l’économie planifiée à travers une offre établie et formalisée, et une culture sociale à travers un environnement relativement généreux dont jouit le personnel cheminot. Ces trois caractéristiques du rail font que le chemin de fer bénéficie du support culturel – et donc politique – des promoteurs de l’étatisme et d’une certaine forme de dirigisme. Raison pour laquelle c’est donc plutôt du côté des sciences sociales et politiques qu’on y trouve ses meilleurs supporters, qui parlent d’ailleurs volontiers du rail comme étant un terrain de « combat » et de « luttes » contre une organisation sociale actuelle de la société plutôt encline – disent-ils -, à l’individualisme et à la consommation, symbolisée par l’automobile. Le train est ainsi devenu un objet culturel et politique plutôt valorisé par la gauche de l'échiquier politique, ce qui n'est pas le cas de la route ou de l'aviation ni des navires de croisières, qui s'en fichent éperdument.

La tentation du formatage
Les plus radicaux en politique se servent ainsi de l’exemple ferroviaire pour, d’une part, tenter d’implanter le régime social cheminot dans l’ensemble du monde du travail, sous couvert de réguler le chômage et de combattre la précarité. L’actuelle bataille syndicale sur le nombre d’agents nécessaire à l’exploitation ferroviaire peut aussi être analysée comme étant la sauvegarde d’un nombre suffisant « d’obligés » convertis à l’esprit de corps, condition nécessaire au rapport de force et à la « lutte ». L’autre avantage de l’exemple ferroviaire est sa capacité à promouvoir une certaine « radicalité » dans l’organisation de la société. Emprunter le train suppose une certaine dose de contraintes, dont la plus forte est de ne pas disposer de véhicule privé, et de calquer sa vie sur les horaires et les services fournis par l’Etat, autrement dit sur la vie collective. Emprunter le transport public, c’est aussi forcer la solidarité et côtoyer « l’autre », empêcher que certains se démarquent des autres (grande maison, grande voiture), promouvoir une idéologie égalitaire et formater la conscience populaire.

Régime social généreux, objet culturel et encadrement social du peuple sont clairement des revendications radicales permettant – selon ses promoteurs -, « d’éradiquer la société bourgeoise » mais aussi, en coulisse, de combattre l’élite à travers des bataillons de militants et de sympathisants. Le tout est de définir ce qu’est une « société bourgeoise » et quel est l'intérêt de passer sa vie à combattre l'élite. Tout cela nous éloigne fortement des préoccupations des navetteurs qui ne demandent pas une politique aussi intrusive dans leur vie privée. Cette masse silencieuse n'a semble-t-il pas droit au débat et à la parole, nul syndicat ni accès aisé aux médias pour faire entendre sa voix discordante par rapport aux instances établies...

Les limites du ferroviaire
C’est un reproche souvent énoncé : les cheminots-ingénieurs sont « carrés » et formulent trop vite un tas de contraintes techniques pour ne pas évoluer, le récent buzz médiatique belge « portes d’accès des trains » vient encore de le rappeler. Recadrons les choses avec pragmatisme. Le train est un véhicule lourd planté sur deux files de rail. Le train – comme le tram et le métro-, est incapable d’éviter un obstacle et demande mille et une précautions quant à son utilisation, notamment concernant le freinage de ces lourds véhicules, mais aussi par l’utilisation très écologique de l’électricité, une énergie géniale mais dangereuse, ce qui demande un tas de normes pour la protection de tous, travailleurs comme usagers-clients. Ce cadre technique et normatif a produit un gabarit des trains, avec des hauteurs de caténaires, des hauteurs de quais et des largeurs de portes incompressibles et soumises aux normes européennes. Ce cadre est l’essence même de la définition du chemin de fer, mais il agace prodigieusement les idéologues. C’est qu’on ne peut pas tout demander au chemin de fer, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de marges de progrès disponibles, loin de là.

Ces limites techniques font que les trains ont besoin de gares, et cela ne changera pas demain ni  après demain. Pour y accéder, d'autres transports doivent pouvoir y être accueilli, que ce soit les métros-trams-bus, ou plus simplement, des parkings autos en abondance ainsi que des emplacements sécurisés où on est sûr de ne pas se faire voler son vélo, ce qui n'est pas gagné....

Le rail, un transport d’appoint ?
Les chiffres de la SNCB en 2014, lors de la présentation du plan transport, ont mis à jour une réalité qui fait voler les idéologies : le train est bel et bien utilisé à près de 70-80% en heures de pointe de la semaine, le solde étant pour les heures creuses. Avec 800.000 voyageurs enregistrés quotidiennement, on constate que le rail absorbe 10% de la totalité des « actifs/scolaires » de la journée, les 90% restants se répartissant probablement dans les bus, mais surtout dans les trajets en voiture individuelle. La Suisse fait mieux mais n’atteint que 25%, signifiant que dans le meilleur des mondes du transport public, 75% des citoyens s’en détournent et n’y trouve pas leur compte. Un signe ?

Moralité du débat
On l’a déjà écrit et répété : le citoyen n'aime pas la diabolisation de sa vie privée et n'accepte pas les morales qui ne lui conviennent pas. Quoiqu’empreint d’une certaine forme de solidarité, il reste attentif à son quotidien mais se fiche des causes perdues et des luttes corporatistes qui ne le concernent pas. Il ne comprend pas pourquoi on lui soustrait un service public quatre jours pour des causes qui ne sont pas les siennes. Il ne voit pas en quoi un doublement des effectifs remettrait les trains à l’heure. Sur le plan sociétal, il n’est pas prêt à abandonner la société de consommation, mais bien à la modérer. Il est adepte du changement, mais pas du radicalisme. Il ne prendra le train que si cela lui convient. Il optera demain pour une mobilité multiple, à condition d'accepter tous les modes de transport, sans stigmatiser l'un ou l'autre.  On peut arrêter les trains un mois durant, cela ne le fera pas changer d’avis ni de mode de vie. Cela ne changera pas le chemin de fer, cela le fossilisera. Au fond, c'est peut-être ce que recherchent les conservateurs. Alors...

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