Chemin de fer : quel service public ?

L'analyse de Mediarail
En accompagnant l'industrialisation et la construction des Etats-Nation au XIXe siècle, le chemin de fer institua un véritable imaginaire collectif qui n'a pas disparu de nos jours. C'est qu'à l'époque il permit le déplacement de personnes qui ne voyageaient jamais faute de moyens, élargissant l'espace pour des millions de citoyens, et il marqua aussi son emprunte militaire de par son transport de troupes dans un premier temps, et par les horreurs de la déportation au final de l'Europe troublée. Marqué de ces évènements, le chemin de fer se percevait dans l'après-guerre comme l'unificateur du territoire national, aux frontières désormais définitives, à l'encadrement de la Nation pour le bien-être de tous et au développement de l'Etat-Providence, en entérinant une politique de redistribution sociale que l'on croyait infinie. Cette logique sociale prend alors l'ascendant sur le système ferroviaire lui-même jusqu'à transformer toutes les entreprises du rail d'Europe en administration. Les derniers chemins de fer nationalisés furent ceux de Grande-Bretagne, en 1948. Depuis cette époque, le chemin de fer devient l'emblème de l'Etat-Nation, avec un corps social extrêmement hiérarchisé et corporatiste, teinté de la fierté d'appartenir "à la grande maison". Cette maison se devait d'être dirigée par de grands commis d'Etat, représentants directs de gouvernements en place, donc des partis politiques.

La crise du service public ferroviaire est le fruit d'une évolution socio-économique assez complexe entamée à l'aube des années 60 : 
- avènement de nouveaux modes de production avec une spécialisation des usines pour satisfaire une accélération des délais de fabrication;
- montée en puissance du consumérisme encouragé - ô paradoxe - par les luttes pour le progrès social qui a fait émergé une classe moyenne s'intercalant entre la bourgeoisie et le monde ouvrier;
- exigences accrue du citoyen pour la qualité et les délais, ainsi que pour une reconnaissance en tant que client au lieu du statut de simple usager docile.

Aujourd'hui, chacun est maître de son destin et n'obéit plus aveuglément à l'Etat : rejet des règlements, engendrant une crise de l'autorité dont le corps social cheminot était représentatif. Cette aspiration née en 68 vers une culture individualiste trouvera un échos dès les années 80 avec un mouvement orienté plus largement à droite de l'échiquier politique. Les élus sont désormais priés de surveiller les comptes de l'Etat : c'est la fin des chèques en blanc destinés à renflouer les déficits à l'aveugle, et c'est le débuts du contrôle des coûts. Pour y parvenir, outre l'application de nouvelles règles comptables mondialisées, on assiste à une analyse fine de chaque fait et geste, remettant en cause tout une série de procédures de travail et aboutissant aux extrêmes du néolibéralisme où dorénavant, un homme au travail = un coût. Pris à la gorge, le chemin de fer, grand coupable des errements de l'Etat-Providence, devient l'enjeu des idéologies du rôle de l'Etat et de sa fonction sociale. Une césure apparait entre les tenants d'un libéralisme affirmé constitué des Etats du Nord de l'Europe, et les tenants du contrôle étatique représentés par l'Europe latine.

Une autre césure voit trois des quatre modes de transport - route, air et marine marchande - prendre le chemin de la dérégulation et de l'ascension pour ne rendre des comptes qu'aux seules lois de l'offre et de la demande. Laissé pour compte, le chemin de fer voit ses usagers excédés s'enfuir vers des cieux plus appropriés à leurs besoins. La chute du trafic fer devient vertigineuse dès la fin des années 80 et les parts de marché du rail ne sont plus que l'ombre d'elles mêmes. Dans ces conditions cauchemardesques, venait la question de savoir s'il était encore opportun d'allouer sans restriction des subventions à un transport si coûteux et minoritaire sur le plan de l'usage. Le chemin de fer étant, depuis toujours, une affaire de volume, que faire quand ceux-ci fondent comme neige au soleil ?

C'est que ce volume est intimement lié à la densité démographique, à la distribution spatiale des pôles industriels et à la structure du commerce. Avec un habitat européen dense mais dispersé, avec ces villages rubans sur des kilomètres, avec des écoles, centres sportifs et entreprises bien loin des gares, le chemin de fer a été mis en minorité avec la bienveillance de l'Etat qui, dans l'intervalle, construisait un réseau routier dont l'intérêt fut vite perçu par le citoyen dès lors qu'il était possible d'effectuer en dix minutes un trajet qui prend trois quart d'heure en transport public. Ce mode de vie apparu dès les années 60 correspondait exactement aux aspirations de la classe moyenne qui délaissa alors rapidement les transports en commun au profit de la voiture individuelle. Côté industriel, la mode passa aux petites PME qui n'avaient guère à fournir, chaque semaine, de quoi remplir un train entier. Quelques camions suffisaient...

On se rappelera que ce qui permit l'ascension des trois autres modes de transport concurrents du fer fut la complète transformation de leurs méthodes de production. Le monde routier passa de la tarification étatique obligatoire au libre cabotage en moins de vingt ans, faisant fondre les prix. Dans l'aérien, de nombreuses compagnies rendirent l'âme tandis que les survivantes durent se transformer avant de se voir infliger une claque tarifaire avec l'arrivée en fanfare, fin des années 90, des compagnies low-cost très agressives. Côté mer, les armements maritimes ont fusionné entre eux pour donner naissance à des mastodontes planétaires faisant des escales courtes d'à peine dix heures dans les meilleurs ports de leur choix, pulvérisant au passage les méthodes de travail des dockers qui durent s'adapter. Au milieu de cela, les chemins de fer restent de marbre tandis que s'impatientent les "usagers -clients" qui voudraient voir autre chose que les bonnes vieilles méthodes de bon-papa.

Disons le sans ambage : les réformes ferroviaires seront longues à mettre en place car le contexte historique décrit plus haut a fixé ce mode de transport dans une logique technicienne et corporatiste à l'extrême, en total décalage aujourd'hui avec l'humeur du temps. Le citoyen n'est en effet plus prêt à accepter n'importe quoi au nom de la grandeur nationale dont il ne perçoit plus la plus-value. Il ne paiera désormais plus sans rien à avoir en retour. Il n'acceptera plus qu'un corps social minoritaire bénéficie de tant de protection tout en conservant un très large pouvoir de blocage et en ne fournissant pas des services à la hauteur de ses espoirs. On peut alors s'interroger sur l'arrière pensée de certains acteurs sociaux lorsqu'ils "en appellent aux pouvoirs publics". Ne s'agit-il pas là d'une ruse sémantique afin d'espérer une action coercitive de l'Etat à l'égard du citoyen dans le but de sauvegarder la force de frappe d'une petite minorité ? Il s'agirait alors non pas de la recherche d'une politique industrielle pour le rail mais plutôt d'un acte politique tout court. Est cela l'avenir du service public ferroviaire ? 

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