RFF – SNCF, qui décide du rail en France ?
Analyse de Mediarail.be - Technicien
signalisation et observateur ferroviaire
14/07/2012
A l’origine
Les opposants français ont toujours crié le même message : le
modèle européen est un modèle ultra-libéral à tendance anglo-saxonne et
s’oppose frontalement au modèle politique en France, qu’il soit de droite ou de
gauche. Il est intéressant dans cette rubrique d’évoquer la teneur de cette
fronde, car il influe fortement sur la gestion du chemin de fer de l’Hexagone.
Particularité issue du lointain jacobisme : un Etat très centralisé où
Paris décide de tout et affirma sa puissance, dans le but de conforter la
« nation indivisible ». Contrairement à d’autres Etats, la
décentralisation ou la fédéralisation est perçue en France comme une négation
de la nation, d’où les débats incessants sur la responsabilité des uns et des
autres en matière locale. Une représentation pratique de ce modèle politique
fut l’instauration d’un pouvoir fort doté d’un corps d’Etat réputé d’ingénieurs
et de technocrates, les fameux « énarques » (1), qui représentent par
juxtaposition le pouvoir de l’Elysée jusqu’aux confins de la France. Ce modèle
peut s’apparenter au centralisme bureaucratique dont a pu se revendiquer
naguère le « bloc de l’Est » et l’URSS.
Chemin de fer national
Le chemin de fer est ainsi le meilleur exemple de ce centralisme « à la française » puisqu’il fut
d’emblée conçu comme un instrument de progrès et de cohésion nationale dans une
France du XIXème très largement agricole. En cette époque troublée en Europe,
il est peu question de coopération internationale et chacun établit ses normes
pour imprimer « sa » marque. La rivalité technico-industrielle entre
l’Allemagne et la France assoit durablement les frontières étatiques
imperméables, mais aussi les rancoeurs qui déboucheront sur deux guerres
atroces en première moitié du XXème siècle. Le chemin de fer pu néanmoins
entamer une série de discussions purement techniques pour tenter une
normalisation, débouchant de nos jours aux fameuses fiches de l’UIC. Mais ce
semblant d’internationalisation du chemin de fer ne fut que partielle car elle
ne se concentra que sur des normes internationales n’engendrant pas de
syndromes politico-technologiques, en l’occurrence les wagons et les voitures,
excluant la traction et les hommes qui, fonctionnaires nationaux, ne pouvaient
dépasser les frontières d’Etat, à quelques exception près (2). Depuis la fin de
la vapeur la technique a fait un sérieux bon en avant mais toujours sous
couvert de normes nationales, en dépit de la naissance de l’espace européen sans
frontières (ci-contre photo de Rixke-Tassignon.be). C’est cet aspect normatif, et le constat que le rail vivait en
circuit fermé, qui engendra dans les années 80 une vaste réflexion sur
l’interopérabilité du chemin de fer européen et à sa capacité à sauter les
frontières dans la totalité de leur exploitation, traction incluse !
Problème : une normalisation aujourd’hui s’avère bien plus ardue qu’à la
belle époque vapeur du XIXème siècle, où tout était encore à faire.
L’Europe s’en mêle
Armée de larges pouvoirs, l’Europe de « Bruxelles » s’attaque
aux pouvoirs nationaux là où des freins à l’expansion économique sont avérés.
Le chemin de fer, en déclin malgré TGV et ICE, ne représente plus qu’un
cinquième du transport tout en absorbant un gâteau jugé énorme des dépenses
nationales. Campées sur « leur territoire », les compagnies
historiques coopéraient mais sur base de la COTIF, une convention très lourde
basée sur la coopération et l’équilibre, gérée par un bureau de compensation,
le BCC basé à Bruxelles. Pour revitaliser le rail, l’Europe propose de
« diviser pour régner » et promulgue, pour faire naître de nouveaux
entrants, une première directive séparant l’Infrastructure de l’Exploitation,
la 91/440/CE. Le but était d’éviter une discrimination entre les demandes de
nouveaux services et celles de l’opérateur national qui aurait pu rester
privilégié. Une claque pour la France centraliste. Cela entraîna de la part des
Etats à des réponses très diversifiées au niveau juridique et institutionnel,
sujet « très sensible » qui fut perçu par certains comme une
occasion rêvée de casser les monopoles, y compris syndicaux. En marge se trouvait
également la question des retraites qui, aux chemins de fer, est resté
dissociée du droit commun depuis toutes les nationalisations des années 20 à
40, engendrant un questionnement politique sur le maintien d’une telle
disposition. C’est dans ce contexte que fut menée dès 1995 une étude sur la
traduction française de la 91/440, sous la houlette de Bernard Pons puis
d’Anne-Marie Idrac.
SNCF en faillite ?
Vers 1995 – 1996, la SNCF était en faillite virtuelle de 425 millions €
(3) ce qui donnait peu de poids au critère européen de simple séparation
comptable : qu’est-ce qu’une comptabilité dès l’instant où il y a
faillite ? C’est donc dans les cabinets ministériels parisiens que
s’échafaude l’idée de la création d’un établissement public séparé pour
l’infrastructure. Associée aux négociations, les instances syndicales sont en
accord avec l’idée, mais ne parviennent pas à vendre le projet à la base
cheminote où une petite minorité de militants fort en gueule ferraillent pour le maintient de l'unité nationale , provoquant un retard dans le vote. Ce n’est qu’au premier trimestre
1997, et avec l’abandon du Contrat de Plan, que nait Réseau Ferré de France
avec pour premier président Claude Martinand. Le ministère des Transports
change de main entre-temps pour passer chez le communiste-cheminot J-C Gayssot.
Réseau Ferré de France
Dans l’année de sa création, RFF ne dépasse pas les 55 personnes et est
assigné à la discrétion pour ne pas contrarier les cheminots et
« leur » ministre PCF, pas chaud du tout sur ce coup de poignard dans
la grandeur nationale. Elle hérite néanmoins de 29 000 km de lignes et de
108 000 ha de terrains répartis dans les 10 000 communes
« ferrées » de France. Le mot « hériter » est à étirer sur
la longueur car il faudra une dizaine d’années pour entériner quoi appartient à
qui, notamment le juteux patrimoine des grandes gares qui ont des espaces
commerciaux très prisés.
L’exception française décline encore
toute sa splendeur de par les missions qui sont dévolues au nouvel
établissement public : la reprise de la dette SNCF de 20 milliards € et
l’obligation de déléguer toutes les tâches de gestion du réseau…à la SNCF.
Concrètement, l’article 11 du décret constitutif interdisait à RFF de faire
appel à la concurrence pour les travaux de voies, l’obligeant à ne traiter
qu’avec la seule SNCF, qui reste de facto le « gestionnaire délégué »
de l’infrastructure ferroviaire par la loi. Le choix du montant des redevances
reste par ailleurs une prérogative du Gouvernement. Le royaume de Kafka n’est
pas loin lorsqu’on se rend compte que c’est la SNCF qui fixe le montant des
factures d’entretien…à RFF. En clair, la SNCF cherche à se rémunérer le mieux
possible alors que RFF, qui a aussi une mission d’assainissement des finances,
cherche le coût d’entretien le plus bas. Il ne s’est trouvé personne dans les
gouvernements successifs pour mettre un terme à ce carrousel insensé, si ce
n’est en 2009 avec la promulgation d’une loi de Finances créant une subvention globale destinée à concourir à
l’équilibre financier de RFF.
Côté pures finances, RFF reçoit des
subventions dans le cadre des conventions de financement des projets
d'investissement conclues avec des tiers (État, Collectivités locales, Régions,
..). La subvention annuelle tourne autour des 2,4 milliards €. La gestion de la dette, elle, entraînait une
dépense d’1,5 milliard € en intérêts annuels. Si l’Etat s’engagea dans un
premier temps à payer, ce ne fut plus le cas dès 2001 et RFF dû se résoudre à
emprunter auprès des banques pour les rembourser. Les techniciens de la finance
durent batailler ferme pour trouver des emprunts sur 30 ans plutôt que 15,
adoucissant la facture annuelle. Côté redevances, RFF perçoit celles qui sont
fixées « en haut lieu » au travers du document de référence réseau,
qui comporte les détails sur la redevance de réservation, la redevance de
circulation et la redevance d’accès. Histoire de barrer la route à la
concurrence, les dédits pouvaient être coûteux puisque RFF demandait des
sillons fermes à J-60. L’ensemble des redevances avoisinait en 2011 les 4,5
milliards € alors que le coût total du réseau est estimé à environ 6,5
milliards € par an, les revenus de RFF
ne couvrant donc que les deux tiers de cette somme. L’opacité des comptes, en
dépit de somptueux rapports annuels sur papier glacé, ne permet d’estimer la
totalité des subventions du rail français qu’aux alentours de 10 à 12 milliards
d'euros annuels (SNCF et RFF).
Des relations exécrables
La création de RFF en 1997 a, on s’en
doute, été accueilli à la SNCF avec une froideur toute soviétique. C’est que la
grande dame, née en 1938, n’avait pas perçu qu’un jour elle ne serait plus
seule à décider du ferroviaire. La société a depuis toujours cultivé le culte
des « grands ingénieurs », les Nouvion, Garreau, Dupuis, Armand ou
encore Lacôte qui « ont fait » la SNCF. Le cousinage avec Alstom
était tel qu’on aurait pu dire que l’un était une filiale déguisée de l’autre,
ce qui en dit long sur l’absence de mentalité européenne que le service public
aurait dû décliner, sachant que de l’autre côté du Rhin Siemens et Krupp
pratiquaient la même politique avec la DB, ainsi que BN et les ACEC avec la
belge SNCB. Chacun chez soi, payez et laissez-nous tranquille, tel était le
chemin de fer des Trente Glorieuses !
(photo Didier Duforest via Wikipedia) |
L’arrivée de RFF pose immédiatement les
questions qui fâchent : détenir le réseau, c’est détenir les capacités
commerciales. Une horreur pour une grande dame habituée à pratiquer le train
rare mais chargé à sa guise. Depuis 1980, la politique vire au tout TGV, par
dédoublement de l’étoile de Legrand dans le but unique d’abattre Air France et Air Inter sur le marché
domestique. L’autre horreur tient à ce que dorénavant chaque acte d’un cheminot
aura un coût qu’il faut justifier. Les pratiques de la SNCF, notamment les
fameux blancs travaux en pleine journée, sont clairement visées, provoquant de
vastes surchauffes éruptives dans le personnel dont les habitudes sont
bousculées et surtout médiatisées.
Mais le mal est ailleurs : la SNCF,
c’est une marque de fabrique, et les français ne peuvent se résoudre à voir la
grande dame se faire dicter des leçons.
Un ancien cadre de RFF racontait encore cette propension récente de la
SNCF à envoyer une liste de projets sans concertation, où RFF n’avait qu’à
signer, tel un notaire docile. Les
humeurs incompatibles des patrons de part et d’autre, Hubert du Mesnil et
Guillaume Pépy, remontaient comme il se doit jusqu’à l’Elysée qui ne pouvait
que constater les dégâts. Du coup, il fallu mettre en place en 2010 un gendarme
du rail – l’Autorité de Régulation des Activités Ferroviaires (ARAF) – pour
tenter de calmer le jeu, ce qui eut peu d’impact à la lecture de l’actualité
récente. Pire, une « Direction de la Circulation Ferroviaire (DCF) »
fut crée de toute pièce, non pas chez RFF mais… à la SNCF pour garder la main
mise sur les cruciaux horairistes, maître d’œuvre de la politique commerciale.
La question du graphique
(photo getpart via Wikipedia) |
Détenir le réseau, c’est détenir les capacités,
on ne peut mieux dire que cette évidence démontre l’absurdité du modèle
français actuel. En Belgique, le même débat est apparu avec la crainte majeure
d’une Infrabel « surpuissante » décidant de tout. L'organisation française actuelle ne donne
pas des résultats satisfaisants pour produire de bons sillons, qui sont souvent
attribués trop tard. L’ARAF réclame donc que les équipes des horairistes de la
DCF et de RFF se rapprochent, voire s’installent définitivement chez RFF, ce
qui fut décidé en avril 2012 avec le déménagement de la DCF dans un immeuble
Avenue de France (XIIIe arrondissement de Paris), à quelques mètres du siège de
RFF. Ce qui mis en ébullition la blogosphère cheminote, craignant la fin d’un
tas d’avantage (trajet gratuit, primes…), ce qui en dit long sur la défense des
clients, absents du débat comme il se doit. L'emménagement de la DCF
entérinerait la naissance d'un ensemble piloté par les soins de RFF et séparé
de la SNCF. Une lecture très rapidement démentie par le nouveau gouvernement
Ayrault, on imagine bien pourquoi…
(A lire aussi : Réforme SNCF, les réalités et les motifs)
(A lire aussi : Réforme SNCF, les réalités et les motifs)
(1) de « l’ENA », l’Ecole Nationale d’Administration, autre
représentation du centralisme français.
(2) Notamment sur Paris-Bruxelles et Metz-Luxembourg, voir l'excellent site Tassignon.be
(3) 17 milliards de FF, contestée par la gauche radicale qui parlait de
« désinvestissement » de l’Etat sans se poser la question de la
gestion financière du rail et des limites en dépenses publiques
A écouter et lire : interview sonore enregistrée de Claude Martinand en 2007
A voir en video : interview d'Hubert du Mesnil
A voir en video : interview d'Hubert du Mesnil
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