RTE-T : l'Europe des réseaux

L'analyse de Mediarail
Il est souvent fait échos dans la presse de réseaux européens de transport, plus particulièrement lorsqu’il s’agit de recevoir « médiatiquement » un financement pour tel ou tel projet. Mais la notion de réseau européen recouvre une réalité plus complexe qu’il n’y parait, d’autant que de douloureuses décisions doivent être prises courant 2013. L’occasion de faire un tour d’horizon.

Cohésion et développement durable
Officiellement, l’idée d’un réseau constitue une marque physique de cohésion territoriale. Longues routes signifie étapes pour se reposer, impliquant des aires de repos, une auberge, un bar et finalement des commerces. En grandissant, cet ensemble devient un village puis une ville, confirmant ainsi la grande importance d’un axe dans le développement territorial et par delà, la puissance étatique. Les africains s’en rendent bien compte : leur réseau si peu développé n’a entraîné qu’un développement mitigé le long des plus grandes routes, abandonnant le reste du territoire à la pauvreté par manque d’accès. Cette analyse se trouve confirmée lorsqu’apparu, dans les années 80, la nécessité que pour « faire  toute l’Europe », il fallait structurer davantage le réseau de transport jusqu’aux derniers confins du continent. Une belle idée qui pose problème : l’élaboration d’un réseau de transport est une compétence nationale jalousement conservée par les Etats, car on touche ici aux populations, à la défense des industries, à l’accès, à la politique et in fine, aux facilités de circulation, à la diplomatie même.  Exemple anecdotique avec la ligne Paris-Strasbourg qui ne fut électrifiée tardivement qu’avec l’accord de la Défense Nationale française (!), quand apparu – sous de Gaulle - la certitude que l’Allemagne ne serait dorénavant plus une menace.

Des autoroutes très développées (photo licence CC wikipedia)
En restant de bonne foi, on constate que le réseau de transport européen n’est rien d’autre qu’une juxtaposition de projets nationaux : un projet par membre de l’Union. Les chaînons transfrontaliers – déficitaires - ont toujours été le fruit de négociations bilatérales entre parties concernées : tu me donnes de l’accès chez toi, je te donne de l’accès chez moi. Le réseau autoroutier  a très largement bénéficié de cette situation d’où l’écrasante part de marché du mode routier. Tel n’est pas le cas du chemin de fer : service public national, il est géré en exploitation par des agents d’Etat dans le strict périmètre national, sous le coup de la loi. Une situation que ne connaissent pas les chauffeurs routiers, qui sont des personnes privées. Voilà pourquoi on change encore et toujours de locomotives et de conducteurs aux frontières, et les intérêts nationaux énumérés plus haut expliquent aussi pourquoi chaque Etat a privilégié « ses » normes.

Un acte politique
Qu’il fut dur à nos élus du passé pour admettre que la construction de l’Europe devait dépasser les mentalités nationales. Comme cela n’allait pas de soi, il fallu trouver un argument politique : ce fut Maastricht et sa cohorte de fondements juridiques. Pour sortir des années 80 particulièrement pourries sur le plan social (charbonnages-sidérurgie), Jacques Delors, alors Président de la Commission, eu l’idée des « grands travaux » comme moteur de croissance. Ainsi naquirent les RTE, les Réseaux de Transports Européens qui n’est qu’une partie de la Politique Commune des Transports, projet bien plus vaste. Les articles 154 à 156 du Traité de l’Union définissent ainsi l’action de la Communauté dans le domaine des réseaux transeuropéens. En 1996, quatorze projets sont élus après d’intenses négociations dans une Europe encore à quinze, puis étendu à 21 en 2004 lors de l’élargissement de l’Union vers l’Est du continent, histoire de contenter tout le monde. 
L'Europe décide, via son Parlement (photo licence CC Wikipedia)
A l’analyse, on constate qu’il fait la part belle au mode ferroviaire, provoquant des crispations du côté du mode dominant, la route. C’est que le financement des RTE-T revient aux Etats, avec seulement l’appui de l’Europe. Entre 1996 et 2008, près de 400 milliards € avaient été investis dans le réseau initial, dont un tiers provenant du FEDER, du programme Marco Polo et des budgets RTE-T, ce qui pouvait aiguiser les appétits électoraux et chambouler les priorités. Pour calmer le jeu, certains aspects restaient volontairement peu précis pour ne fâcher personne, les plus fins observateurs sachant qu’on n’y arriverait jamais tant la tâche était politiquement ardue et l’ardoise colossale. En 2006 cependant, une agence spécialisée pour la gestion technique et financière des RTE-T a été créée pour coordonner l’ensemble (TEN-TEA Agency).

Le chemin de fer, mais plus comme avant
Dans sa communication de février 2009, la Commission européenne relatait le fait que le programme était trop vaste – pour ne pas dire dispersé – d’où des difficultés « à cibler les actions et à générer des incidences réelles et des résultats visibles » (1). Il y a en tout cas un secteur où cette visibilité est incontestable, c’est bien le chemin de fer. Non pas que ce mode de transport ait atteint un haut degré de perfectionnement, mais au contraire parce qu’il fallu une politique des Transports externe aux cheminots pour réveiller ces administrations endormies depuis l’époque vapeur. Traduction qui fait mal : on remettait le rail en selle moyennant l’abandon des pratiques du passé, rien de moins ! (2). Cela commença par une mini ouverture des réseaux aux voisins sur des trains biens définis avec la Directive 91/440, puis sous formes de trois paquets législatifs censés ouvrir le rail à la concurrence, cette dernière obligeant tout le secteur à réagir, par abaissement des prix et rehausse qualitative. En fait de réaction, elle fut lente : ce ne sont pas seulement les lois qui font rouler les trains, mais la technique. Or la détection des trains, la signalisation voire le courant de traction (3) diffèrent toujours d’un réseau à l’autre. Naquit ainsi l’idée d’uniformiser ce qui peut l’être, au travers de l’ERTMS. Coup triple pour tout le monde : d’un côté la Commission disposait d’un argument financier pour contraindre les Etats à ouvrir leur réseau ; de l’autre les réseaux disposaient d’une occasion en or pour renouveler leur système de signalisation ; et enfin un juteux marché était promis à l’industrie, peu habituée à tant de renouveau ferroviaire.

Les dures lois de la réalité
Le poumon économique de l'Europe (dessin licence CC Wikipedia)
Il est cependant intéressant d’observer l’envers du décor. En Europe, existe une zone économique dite « banane bleue » qui s’étend de Manchester à Bologne, où se concentre la majeure partie de l’industrie et de la logistique, à commencer par une poignée de ports mondiaux tels Rotterdam, Anvers, Hambourg voire, au sud, Gènes et Barcelone. C’est au sein de cette « banane », qui exclue la France et l’Espagne comme le montre la photo ci-dessous - que l’on retrouve le plus de vivacité en matière de libéralisation ferroviaire, avec en tête l’axe Rhénan reliant Rotterdam à Milan. Est-ce à dire qu’en ramifiant le réseau bien au-delà, dans les pays de l’Est voire en Scandinavie, on étendrait la « banane bleue » ? C’est ce que voudrait l’Europe politique mais en démocratie, l’économie ne se décrète pas à la soviétique ! Et les industries s’installeront là où elles ont le meilleur rapport qualité-prix pour le transport et la logistique. Pour le moment, le bon coefficient n’existe ni en Roumanie ni au fin fond de la Finlande, en dépit des progrès du réseau routier et des salaires très bas dans les pays de l’Est….

Côté législatif, l’union européenne n’a aucune compétence en matière de planification des réseaux de transport, tout simplement parce que cela relève du domaine national comme énoncé plus haut. Lorsqu’en juillet 2005, la Commission européenne désigna un groupe de six personnalités pour évaluer l’avancement de certains projets RTE-T, les souverainistes montèrent au créneau pour dénoncer cette « grave entorse au principe de subsidiarité ». Les coordonnateurs européens ont reçu pour tâche d'analyser les axes prioritaires dont ils sont responsables et de formuler en même temps des recommandations pour la réalisation de ces grands projets. Leurs recommandations seront très utiles à la Commission dans la programmation financière des réseaux transeuropéens de transport pour la période 2007-2013. Autant dire que leur « pouvoir d’analyse » surpassait les énigmes régionales politiques et évitait les « cadeaux » électoraux, ce qui ne fut pas au goût de tout le monde.

Certaines critiques ont pu aussi s’interroger sur des projets qualifiés de prioritaires. Ainsi en est-il du berlusconien projet de Messine, un pont reliant la Péninsule à la Sicile, tout au bout de l’Europe. D’intérêt national incontestable, il n’avait pas beaucoup d’arguments à faire valoir au niveau européen, sauf renversement majeur de la situation socio-économique de l’île. Le grand projet espagnol des années 90  de ramener l’écartement du réseau RENFE au standard européen (4) est lui aussi tombé aux oubliettes, si ce n’est les lignes AVE directement construites à la bonne mesure. D’autres mauvaises langues s’étendent sur la nécessité du viaduc par-dessus le Fehmarn Belt , …etc. Ce qui est sûr, c’est que la crise est passée par-là, et les moyens pour sauver l’euro ont très largement détourné le niveau des priorités. Voilà qui va abonder dans le sens d’une révision des grands travaux rêvés à l’époque Delors…

En Grande-Bretagne, une libéralisation très avancée (ph licence CC Wiki.)
Parlant de mer et de bateaux, on a beaucoup ergoté sur la nécessité des connexions entre les ports maritimes et l’arrière-pays. Dans la pratique, et en dépit de la « banane bleue », ces connexions existent depuis le début du chemin de fer mais leurs pratiques logistiques n’ont jamais donné des résultats probants (5). Recherche de wagon, passage par des triages, attentes aux frontières ont démontré que ce sont davantage aux règlements d’exploitation qu’il faut s'attaquer  plutôt qu’à la signalisation ou au courant de traction. De plus, hormis DB-Schenker, les sociétés véritablement européennes se comptent sur les doigts de la main. L’expérience a montré, sauf quelques exceptions, qu’au démarrage, les nouveaux entrants se limitaient au trafic local, puis évoluaient vers une aire d’environ 400km de rayon. Cela induit qu’il n’y a pas nécessité à faire rouler des trains avec une locomotive unique de Copenhague à Rome. Un responsable ferroviaire travaillant pour le corridor C Anvers-Bâle déclarait que plus de la moitié des demandes de sillons portaient sur des distances inférieures à 400km. Il n’a pas tort : rares sont les belges qui s’égarent jusqu’à Basel-Muttenz et on compte encore 3 à 4 locomotives pour couvrir Anvers-Novara. Et si les suisses montent jusqu’à Aachen, ils ne sont toujours pas à Anvers ni à Paris. Par ailleurs, très rares sont les sociétés « complètes » disposant de leurs moyens de traction ferroviaire : les logisticiens y sont très réticents et préfèrent laisser le transport à des « pur players », privés ou non.

En définitive
Le Rhin et le corridor 24, les deux font la paire (ph licence CC Wikipedia)
L’objectif du RTE-T est une bien belle idée mais restera moulé dans le corpus législatif disponible. Or la liberté de circulation a un prix à payer : croissance signifie nuisance et davantage de surveillance trafic, induisant des coûts additionnels payés par les seuls Etats en lieu et place des utilisateurs. C’est dans la « banane bleue » que s’observe la majeure partie de la croissance, même si des Etats membres périphériques enregistrent de belles hausses. La partie ferroviaire des RTE-T tente de remédier au surplus de trafic de transit en améliorant la qualité de la voie, de la signalisation et des règlements (6). Les résultats sont pour le moment mitigés et fortement contrastés d’une région européenne à l’autre : l’axe transalpin italo-suisse est de loin le plus avancé et n’a d’ailleurs pas attendu des RTE-T, puisque deux tunnels géants y sont construits. Un troisième, en Autriche sous le col du Brenner, vient d’entamer son creusement vers l’Italie tandis qu’en France on en est encore à polémiquer sur la nécessité du TLF, le Turin-Lyon Ferroviaire sensé dédoublé une ligne de la Maurienne à bout de souffle. Si les RTE-T peuvent donner du souffle à la croissance et à la cohésion, reste à voir si c’est la volonté des industriels et de l’économie. Une chose est sûre : politique et gros sous feront l’architecture du réseau européen de demain.

A voir : le très beau site Intermodal24.net consacré au corridor n°24, le Rotterdam-Gênes (en italien)
A lire : la politique des RTE-T sur le nouveau site de Mediarail.be

(3) Les différences de courant ne sont aujourd’hui plus un obstacle vu les immenses progrès en chaîne traction
(4) L’Espagne et le Portugal ont un écartement intérieur rail de 1668mm au lieu du standard mondial de 1435mm
(6) Un autre programme consiste à la mise en place d’un « réseau prioritaire » où doit s’implanter l’ERTMS. Il se superpose au RTE-T mais fait l’objet d’un financement distinct. On y reviendra dans une autre chronique