L’analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation
Ces derniers temps, se
répand dans les médias toute une littérature à propos des cheminots, ces
travailleurs qui font que le chemin de fer respire chaque jour. La plongée du rail au
plus bas des parts de marché modales a engendré un questionnement sur sa réorganisation et sur celles de ses employés. L’occasion de se pencher
sur ce corps pas comme les autres qui se distingue par un fort héritage.
Une certaine idée de la nation
Dans son article de la
revue Espace Politique, Antoine Beyer résume bien l’association Etat/Chemin de
fer : « Le transport ferroviaire est un élément de la géopolitique
classique dans la conquête et la construction des territoires de la puissance
politique. Il a été longtemps perçu comme l’instrument de la structuration
nationale des marchés et l’outil de maintien de l’intégrité territoriale pour
la défense » (1). Cet élément de géopolitique se double d’une
contrainte technique : la circulation des trains sur une même voie
interdit toute possibilité d’éviter un obstacle. Cela a mené à reconnaitre la
dangerosité de l’exploitation ferroviaire et a occasionné l’adoption d’une
gigantesque réglementation auquel tous les hommes du rail doivent une
obéissance absolue. Le but était – et est toujours – de se prémunir des
accidents dans tous les cas de figure possibles ! Voilà pourquoi le chemin
de fer présente encore aujourd’hui un caractère très rigide – voire borné – qui
l’a marginalisé du monde extérieur, faisant ressembler le corps cheminot à un
ensemble proche d’une armée nationale.
Considéré comme essentiel à
l’essor du bien-être en général, le chemin de fer était déjà craint au XIXème
siècle par les libéraux qui y voyaient une possibilité pour l’Etat d’accroître
son influence sur les masses laborieuses, jusqu’aux confins de la nation. Avec
humour, on constate que cette idée d’un autre temps est aujourd’hui toujours
bien présente sur le ring politique, le chemin de fer restant caricaturalement
associé à « une chose de gauche ». Icône nationale et rigidité
technique, on mesure dès lors à quel point l’idée du chemin de fer peut
paraître en opposition frontale avec l’idée même d’une Europe sans
frontières !
Fierté de corps et discipline (ph Mick Baker) |
Une fierté nationale
Combien sont-ils ceux qui
en parlent ? Eux, ce sont ces anciens qui vous racontent mille et une
histoires de leur longue carrière « au Téléphone », à la Poste ou aux
Chemins de fer. Un monde pas si lointain et pourtant, qu’elle différence avec
l’actuel ! La littérature des hommes du terrain permet de mesurer l’impact
du rail sur la population au début du XXème siècle. Dans les années 20,
« entrer » aux chemins de fer est quasi un graal pour toute une
population naviguant dans la misère. L’intégration de ces populations au sein
du corps cheminot se fait en parallèle à l’accès aux mines et à la sidérurgie.
Le triangle fer-charbon-acier est alors au faîte de sa gloire et procure par
delà tout un imaginaire culturel et politique, généralement marqué à gauche, encore
bien présent de nos jours.
Cette ascension sociale est
cumulée à la stricte obéissance à la hiérarchie et aux règlements, ce qui renforce
alors cette « appartenance au corps », un peu à l’image de l’armée. En
France, les caractéristiques de ce corps social remontent à une loi de 1910,
créant le régime de retraite unique, et le contrat collectif de 1936, bien
antérieur donc à la création de la SNCF en 1938. De nos jours, les agents de la
SNCF font encore et toujours référence à un arrêté ministériel du 03 octobre
1940 relatif à la règlementation du travail des cheminots. Dans les autres pays
européens, une organisation similaire fut introduite de sorte que tous les
chemins de fer d’Europe peuvent se prévaloir du même type d’organisation. D'entreprise de transport, les chemins de fer deviennent ainsi des administrations d'Etat au périmètre strictement défini. Personne ne songe alors – en ces périodes troublées avec l’Allemagne – à faciliter
l’interpénétration du voisin chez soi, intégrité nationale oblige. Les quelques
cas de trains internationaux ne peuvent faire illusion : l’échange
systématique de la locomotive est dû à la technique, elle-même garante de
l’intégrité territoriale. On est donc bien dans le cas d’une exploitation en
circuit fermé.
Du monopole à la
marginalisation
Mais d’autres données
socio-économiques vont mettre à mal le système. Autrefois auxiliaire du rail pour les
dessertes terminales, le transport routier a commencé à supplanter le chemin de
fer dès les années 20, à démontrer ses capacités en temps de guerre, pour
finalement dépasser le rail puis le marginaliser dans la seconde moitié du
XXème siècle. Viscéralement ancrés dans l’imaginaire collectif, l’auto et le
camion disposent aujourd’hui du monopole des idées et des actes dans l’ensemble
de l’échiquier politique, économique et industriel, compromettant la défense du transport ferroviaire qui
n'est élaborée que sur le seul tryptique « subventions/déficits/dette ».
Avec leur rigidité et leur code, les cheminots ne sont désormais plus les
chantres de l’ascension sociale qui prévalait dans les années 30. Le keynésianisme d’après-guerre
transforme les grandes structures industrielles et le modernisme ambiant impose de nouvelles méthodes
de commercialisation et d’emploi, à l'opposé de l'administration étatique. En dépit de l’éradication de la traction
vapeur, les méthodes ferroviaires répondent de moins en moins au besoin « de la nation » dont on impose par ailleurs l’ouverture des frontières et
l’internationalisation croissante (2). Les rares élus qui s'inquiètent du rail tiennent un
double langage : celui du nécessaire maintien du mode ferroviaire sous des
prétextes sociétaux et celui de la manière d'assumer l'immense dette ferroviaire dans un
contexte où l’argent public est de moins en moins disponible pour tous.
Un corps changeant
La globalisation de l’économie et des idées porte un coup rude à l’effet « corps cheminot ».
Les avancées législatives de l’Europe et l’arrivée de l’euro ont dirigé
l’opinion publique vers des courants d’idées bien différents de nos aînés. Privé
de ses repères, le corps cheminot a de plus en plus de mal à se retrouver dans
sa propre entreprise et ne retrouve plus l’héritage légué par les anciens. Il
s'inquiète de la manière dont sont gérées les choses sur le plan technique,
social et culturel. Il s’inquiète surtout de la très large médiatisation de ce
qui se fait ailleurs, chez le voisin. Cette médiatisation, au travers d’études
et autres, a permit d’opposer des arguments face aux habitudes du passé
toujours en vigueur. Cela a impliqué un chemin de fer contraint à l’ouverture « extérieure » et à se fournir en matériel plus standard vendu sur le marché, et non plus
spécifiquement pour le chemin de fer comme par le passé. Conséquence, encore
bien associé au monde ouvrier, le corps social ferroviaire a subi le brassage
des genres et des idées. De nouveaux ingénieurs ont été engagés et le marketing a enfin fait son apparition au début des années 80, engendrant l’apparition d’une
nouvelle « classe » de cheminot. Le personnel ferroviaire compte
ainsi des « commerciaux », des « accounts managers », des
juristes ou autres « C-IT », et rien ne vaut le réseau social
Linkedin pour s’en rendre compte. Cet aspect social bien dans l’air du temps a
fractionné le corps cheminot entre ceux du terrain, et ceux des fonctions de
« bureaux » (3). Ce corps social renouvelé par les générations, apparaît
aujourd’hui plus mature et plus sensible à l'opinion publique. Cela n’est pas
sans incidence sur la syndicalisation comme en témoigne la dernière élection
sociale de la SNCF où les syndicats contestataires se tassent (CGT, Sud Rail)
au profit des organisations plus consensuelles et « dialoguistes »
(CFDT). On notera que le même phénomène a été enregistré partout en Europe,
même si des contextes politiques internes ont pu favoriser l’une ou l’autre
formule, comme pour le cas allemand (4).
(photo d3us) |
Confronté à l’extérieur, le
cheminot cumule, dit-on, toutes les tares de la nation de bon-papa. Avec tout
son lot de préjugés et de non-dits. Pour l’auteur de ces lignes - travailleur lui-même au sein d’un groupe
ferroviaire – les cheminots ne se ménagent pas pour faire vivre le train.
Qu’ils soient de base, « à l’infra » comme on dit, ou dans les
bureaux, l’entretien ou de nouvelles mises en service se font, pas toujours à
la date voulue. Mais les hommes bossent et sont rarement récompensés. Certains
ingénieurs travaillant de nuit ont du mal à récupérer un congé. Une équipe
tournante de cinq chef de gare – ou il manquait une sixième personne au cadre –
a ainsi cumulé ensemble 260 jours de récupération. Les ont-ils eus ? Mais dans d'autres recoins de l'administration, des tares anciennes subsistent, telle cette règle non dite de « paternité » : c’est le
plus âgé qui monte de grade. Problème : quand ce dernier n’a pas le mental
adéquat, a-t-il droit à l’automaticité de la promotion ? Les RH - Ressources Humaines - doivent donc de nos jours jongler avec des anciens en partance à la pension et des nouveaux dont certains n'ont pas envie de faire une carrière complète aux chemin de fer. Ces derniers sont davantage des diplômés universitaires...
Demain ne sera plus comme avant ?
Délitement de la nation,
marginalisation économique et politique, travailleurs « nouveau
genre », nouvelles dynamiques sociétales, autant de sujets qui définissent
les craintes d’aujourd’hui. La bataille actuelle sur la gouvernance du rail est à 99% focalisée sur la seule problématique du statut du personnel, confirmant une résistance plus idéologique que réellement pragmatique. L’ensemble est souvent promut par la conviction qu’un personnel statutaire servirait mieux les intérêts du citoyen. Une affirmation qui paraît exacte dans certains secteurs mais ne dit-on pas que c’est surtout le type d’organisation qui fait la qualité des hommes qui y travaillent (5). On peut alors s’interroger sur les motifs de défection du public et du monde industriel, marginalisant le rail et préférant d’autres transports indépendants de tout risque de blocage et disponibles en tout temps…
S'opposent ainsi des thèses où pour les uns, le statut peut coûter cher à la société sans réelle plusvalue, et où pour d’autres au contraire le statut est synonyme de valorisation sociale, d’emploi et de sécurité. Entre ces deux visions, s'intercale la question de l'argent public, dont on sait qu'il n'est pas infini, sauf chez certains utopistes qui se reconnaîtront. Car si on avait doublé ou triplé les subsides, quel aurait été le prix du ticket ferroviaire ? Qu'en aurait pensé les 65% de contribuables qui ne prennent jamais le train ? Sur ce thème, gauche, droite, économistes, utopistes, monde associatif, citoyens zélés, tous s’étripent par blog et médias interposés…
S'opposent ainsi des thèses où pour les uns, le statut peut coûter cher à la société sans réelle plusvalue, et où pour d’autres au contraire le statut est synonyme de valorisation sociale, d’emploi et de sécurité. Entre ces deux visions, s'intercale la question de l'argent public, dont on sait qu'il n'est pas infini, sauf chez certains utopistes qui se reconnaîtront. Car si on avait doublé ou triplé les subsides, quel aurait été le prix du ticket ferroviaire ? Qu'en aurait pensé les 65% de contribuables qui ne prennent jamais le train ? Sur ce thème, gauche, droite, économistes, utopistes, monde associatif, citoyens zélés, tous s’étripent par blog et médias interposés…
Quoiqu'il arrive, quel que soit la gouvernance, le rail ne se fera pas sans ses hommes et femmes. Reste qu'aux questions il faut formuler les bonnes réponses. Un chemin de fer pour les
travailleurs ou pour les clients ? Un statutaire travaille-t-il mieux
qu’un contractuel ? Les subsides sont-ils sans limites alors que d’autres
secteurs ont des besoins criants ? Les idéologies des uns sont elles meilleures que celles des autres ? La réponse tient aux objectifs avoués
de chacun : revitaliser le chemin de fer ou le conserver comme instrument politique…
(1) Antoine Beyer « La rivalité SNCF/DB. Une tentative d’interprétation géostratégique
à l’échelle ouest-européenne » in L’Espace Politique (revue en ligne de géographie et de
géopolitique) 15 | 2011-3
(2) A relire Fret: la grande mue de l’industrie, fatale au rail ?
(3) A relire aussi cette croustillante incursion de deux ans à la SNCF
(4) La holding allemande, une solution pour ailleurs ?
(4) La holding allemande, une solution pour ailleurs ?