Rail britannique, the british style
L’analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation 
On fait peu de cas du rail britannique si ce n’est trop souvent sous l’angle idéologique.  Marquée par une restructuration radicale, la gouvernance du rail britannique est un modèle qui assurément ne fera pas école sur le Continent. Il n’en demeure pas moins qu’il reste intéressant de s’y attarder pour, précisément, tordre le cou aux préjugés et aux non-dits. Petit tour d’horizon.

La tradition anglo-saxonne
On aura tout lu sur la Grande-Bretagne ferroviaire, et la presse latine ne s’est jamais privée de tirer à boulets rouges sur une nation européenne qualifiée de « bande à part ». C’est une évidence en effet que le Royaume-Uni évolue dans la sphère anglo-saxonne, dans laquelle les rapports argent/état/business prennent un autre langage que celui du Continent. Dans ce monde là, l’Etat n’est pas tout et l’entreprenariat privé demeure la norme. Le cousinage idéologique avec les Etats-Unis est une réalité et renforce très probablement la méfiance affichée des continentaux, parfois à tort.

Un parc largement modernisé (photo hugh llewelyn_camperdown)


Le chemin de fer est une invention anglaise et au cours de sa longue histoire, il fut l’un des derniers à être nationalisé. En 1948, les quatre « big fours » privés restants sont regroupés sous British Rail (1), sous la tutelle non pas d’un ministère mais de la  « British Transport Commission ». Le réseau  éradique la vapeur mais contrairement au Continent, les ressources pétrolières britanniques en mer du Nord - que l’on croyait sans limites - orientent le chemin de fer vers la traction diesel à grande échelle. Dans les années 60, le patron du rail Richard Beeching va durablement reconfigurer un chemin de fer britannique qui perd 300.000£ par jour ! Sur un total d’environ 29.000 kilomètres, 6.540 kilomètres de lignes  et 627 gares furent fermées en dix ans, jusqu’en 1973. L’arrivée de Margareth Thatcher le 4 mai 1979 annonce de nouvelles sueurs froides pour le service public et pour l’industrie lourde, avec le douloureux épisode de la fermeture des mines britanniques.
Dans l’intervalle, le rail britannique fait fonctionner sur grandes lignes l’Inter-City 125 qui atteint en diesel les 200km/h sur quelques tronçons autorisés. En dépit du marasme et des tarifs à la hausse, le trafic voyageur affiche une belle progression. Mais la gouvernance du rail présentait encore une configuration proche des quatre « big fours » de 1947, avec ces « Régions » et ses « Divisons régionales », pouvant faire penser à une multitude de filiales non coordonnées et présentant certains doublons. Le chemin de fer anglais est donc déjà un habitué de la décentralisation et ne présentait pas – même nationalisé - la configuration mono-étatique qui caractérisait le rail français ou belge voire européen. La différence est donc déjà bien marquée et s’aligne dans la plus pure tradition anglo-saxonne.
Les chemins de fer britanniques en 1972, ici la gare du Hull. Un autre monde... (photo JohnGreyTurner)
Une privatisation à l’anglaise
En 1986 déjà, des signes avant coureurs de privatisation du fret apparaissent avec l’acquisition, par trois industriels (2), d’une traction privée destinée à leurs besoins propres, la conduite restant toutefois de ressort du service public BR. De 1994 à 1997, British rail est définitivement démantelé par le gouvernement de John Major avec une configuration déjà expérimentée en Suède depuis 1988. Le réseau est séparé et privatisé sous la bannière Railtrack, tandis que l’exploitation voyageurs a été éclatée, dans une première vague, en 25 concessions et découpées sur une base régionale, concédées  après mise aux enchères à des entreprises ferroviaires chargées de les exploiter pour une durée variable de 5 à 15 ans. Le système britannique se caractérise donc par la franchise et non pas par l’Open Access promut par les directives européennes. L’exploitation « Fret », qui fonctionnait déjà par secteurs industriels (chimie-carrières-vrac…), a été intégralement vendue aux entreprises privées, principalement à EWS racheté plus tard par le canadien CN. Enfin le matériel roulant a été cédé à des « nouveaux entrepreneurs » qui n’étaient rien d’autre que d’anciens cadres de British Rail fondant leur propre entreprise privée, dans le plus pur style anglo-saxon.

En 2006, les recettes combinées (provenant des tickets et des subventions) des 25 concessions de transport de voyageurs étaient passées de 4.6 milliards de £ en 1997 à 6.2 milliards, soit plus du double du total des recettes enregistrées par British Rail au cours de la dernière année (1993-94) où l’opérateur était chargé de la gestion du système ferroviaire intégré.
Souvenir : Mitterrand voulait un Transmanche routier, Thatcher l'a exigé ferroviaire, ce qui a permis l'Eurostar (photo bindonlane)

Un pas trop loin
Le sous-investissement chronique dans les infrastructures ferroviaires n’est pas une particularité anglaise et la récente sonnette d’alarme du français RFF est là pour le rappeler. Toujours est-il que le Royaume-Uni dû faire face à de très graves accidents dont celui de Hatfield qui provoqua des centaines de limitations de vitesse et obligea à une remise en question de la privatisation. En 2002, il est décidé de créer Network Rail, une société privée à statut particulier " sans but lucratif ", qui rachète Railtrack pour 500 millions de £. Cette opération a été interprétée comme une renationalisation du chemin de fer, mais ne concerne en réalité que la seule infrastructure. Il va s’en dire que les tenants du chemin de fer à l’ancienne en ont fait leurs choux gras, et c’est toujours le cas de nos jours…

L’architecture ferroviaire britannique aujourd’hui
Un Livre Blanc de 2004, « The Future of Rail », a pourtant remis le chemin de fer à sa meilleure place, en actant que le rail était désormais reconnu comme devant être stratégiquement et financièrement orienté par les pouvoirs publics, tout en réaffirmant – et c’est là la différence majeure avec le Continent – le rôle central des partenariats et de la participation des entreprises privées.

Au niveau de l’Etat, le système est chapeauté par trois organismes ou « autorités » : la Strategic Rail Authority  (SRA) qui veille au développement du système ; un régulateur du rail (Office of Rail Regulator) chargé de contrôler le respect  des cahiers de charges des concessions et de proposer un niveau de redevance, et une agence de sécurité HM Railway Inspectorate  qui veille au respect des règles de sécurité. Cet ensemble est chargé de gérer et surveiller les 23 franchises voyageurs du Royaume (3) dont la plus médiatique à l’étranger est sans conteste celle de Virgin Rail qui exploite sept routes entre Londres et la côte ouest, jusqu’à Glasgow (4). Le fret ferroviaire est quant à lui détenu par quatre sociétés importantes couvrant tout le réseau ainsi que par une série de petites compagnies locales.

Virgin, un opérateur grandes lignes de Londres à Glasgow (photo bobthelomond)

Dans la pratique, les candidats aux franchises doivent obtenir des contrats avec le gestionnaire de l’infrastructure (Network Rail) et avec les loueurs de matériels roulants (les Roscos). En effet, d’une franchise à l’autre, le matériel roulant reste en place mais change de couleurs ! Quel avantage ? Pour le candidat, il n’est pas obligé d’investir tous les 10-15 ans dans du matériel neuf au prix fort. Conséquence : tous les loueurs présentent aujourd’hui de matériel neuf et cela tranche avec les images du rail britannique qu’on pouvait encore observer au début des années 90, songeons notamment aux abondantes rames automotrices « slam doors » (5), toutes disparues aujourd’hui. De manière concrète, l’organisation contractuelle se résume comme suit :
(source : Bouf, Crozet, Levêque, Roy page 12, 2005) (7)


Une affaire se sous
Les opposants à cette forme d’organisation ont surtout mis l’accent sur les coûts de transaction, dont une étude de l’université de Leeds mettait récemment en balance, notant que le système in fine revenait plus cher aux contribuables. Une autre étude de l’OCDE pointait les aspects redistributifs du système, particulièrement pour le financement des infrastructures. Le choix du mode de financement est clairement mis en balance : au niveau public, on recoure à la dette souveraine ou à la taxation ; au niveau privé, c’est utilisé comme intermédiaire financier pour accéder facilement à l’emprunt mais à des conditions plus onéreuses. La question est donc plus politique qu’on en le dit…Le même document souscrivait à la thèse selon laquelle « dans le secteur ferroviaire, l’ampleur des investissements implique qu’il est impossible de gérer un réseau de grande taille selon un principe de rentabilité – quelle que soit la structure du capital – et sans subventions, dotations en capital, garanties d’emprunt ou annulation de dette ». Exactement ce que fit l’Allemagne (6)…

Des résultats…
Le journal « Le Monde » du 13 août 2012 rapportait quelques détails de l’actuelle situation britannique. Ainsi on y démontrait que le secteur est – en matière ferroviaire – le plus convoité et le plus concurrentiel de la planète avec un chiffre d’affaire tournant autour des 12,5 milliards de £ (16 milliards d'euros). Tous les grands groupes européens du secteur s’y pressent, y inclus les français de Veolia ou de Keolis, filiale SNCF (8). L’avantage des franchises, par rapport à l’Open Access du Continent, est constitué de la garantie d’un chiffre d’affaire sur une période donnée ce qui offre une lisibilité à moyen terme, même si la franchise est « moins rémunératrice ». La stabilité contre le risque, tel est le choix à faire…On notera cependant que vers 2015, la CTRL 1, ligne TGV qui relie Londres au Tunnel sous la Manche goûtera aux joies de l’Open Access avec l’arrivée probable de la DB, en solo, avec ses nouveaux ICE Siemens Velaro, en concurrence frontale avec les Eurostar qui se préparent déjà au relooking forcé.
 Le trafic marchandise a muté : des anciens charbonnages aux conteneurs d'aujourd'hui (photo JohnGreyTurner)

…et un gros couac
Toujours est-il que le système britannique reste unique. Tellement unique que la franchise de la ligne de la côte Ouest, qui devait être renouvelée en 2013 pour treize ans, a subi un couac magistral par une action fautive du ministère des transports. Alerté par le prix étonnement bas proposé par First Group (6 milliards de £), l’actuel concessionnaire Virgin a porté plainte. Devant les faits avérés, le ministre des Transports Patrick McLoughlin s’est vu, en octobre 2012, « dans l’obligation d’annuler l’appel d’offres sur la franchise West Coast en raison d’erreurs graves et extrêmement regrettables de la part de ses services ». De quoi donner du grain à moudre aux détracteurs du système, parmi lesquels le combattif Christian Wolmar, auteur de plusieurs ouvrage sur « son chemin de fer » à l’anglaise. Toujours est-il que Virgin conservera sa franchise WCML jusqu'en 2017.

Pour autant tout le système britannique est-il à jeter ? Pour les férus d’idéologie, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Pour les pragmatiques, il y a matière à étudier.  Seule certitude, ce modèle n’est pas celui encouragé par la Commission européenne et son cas restera à coup sûr une marque de fabrique... so british.



(2) Deux exploitants de carrières Foster Yeoman et ARC ainsi que l’électricien National Power.
(4) Co-entreprise entre Virgin et Stagecoach à voir ici sur Wikipedia Virgin Rail
(5) Les "Slam doors" – littéralement les portes « slam » - se réfère au bruit que faisait ces portes battantes qu’il fallait fermer une à une et rappelle, sur le Continent, le bon vieux temps…
(6) La holding à l’allemande, une solution pour ailleurs ?
(7) Etude comparée des systèmes de régulation ferroviaire : Grande-Bretagne, France et Suède – Dominique Bouf, Yves Crozet, Julien Levêque, William Roy (2005) 
(8) Quand les entreprises publiques européennes profitent bien de la libéralisation