Les chemins de fer publics, grands gagnants de l’ouverture européenne ?
L'analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation
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09/09/2013

Etonnant ? A l’analyse en cet automne 2013, on peut déjà se faire une opinion sur le paysage ferroviaire tant décrié par les opposants à la Commission Européenne. Et le résultat partiel qui en ressort est que ce sont davantage les entreprises ferroviaires publiques qui tirent les marrons du feu plutôt que les entreprises privées. Petite revue d’ensemble.

Privatisation ?
On peut débuter par l’infrastructure. Le seul exemple connu de réelle privatisation fût celle de l’infrastructure britannique au sein de Railtrack, dès 1996, dont le désastre en management a tourné court et fait revenir le réseau ferroviaire dans le giron de l’Etat dès 2002, par le biais d’une société considérée comme privée mais qui est en réalité une agence quasi d’Etat à la sauce britannique, sans actionnaires, du nom de Network Rail.

L’Europe de la voie ferroviaire ne présente que deux sociétés d’infrastructures privées sur tout le Continent : Eurotunnel et TP Ferro (Perpignan-Figueras). Et encore. Eurotunnel est en réalité la seule société « intégrée » réellement privée, puisqu’elle exploite des services de trains, les fameuses navettes sous la Manche ainsi qu’un peu de fret via sa filiale Europorte. Ce n’est pas le cas de TP-Ferro qui n’est qu’un simple concessionnaire. Tous les autres grands projets très coûteux comme le viaduc de l’Öresundsbron (Malmö-Copenhague) ou le tunnel suisse du Lötschberg sont de purs produits de la puissance publique. Contrairement aux idées reçues, la société BLS AG qui est propriétaire de l’ouvrage n’est détenue par des actionnaires privés qu’à hauteur de 22,5%, le reste étant ventilé avec 55,8% pour le canton de Bern et 21,7%...à la Confédération Suisse. Il va de soi que la myriade de petits réseaux industriels ou locaux qui parsèment le Continent  ne peut être assimilée à une quelconque privatisation au sens large, car beaucoup d’entre eux vivent en vase clos, comme en sidérurgie ou dans certaines zones industrielles et portuaires.


Le réseau du BLS est largement utilisé par les transporteurs publics tels BLS, CFF/SBB ou DB-Schenker, par exemple (photo Mike Knell)

Les pays qui ont séparé l’infrastructure ferroviaire de leur exploitant historique ne présentent aucune forme quelconque de privatisation. Tous sont à 100% aux mains de la puissance d’Etat, même si le recrutement du personnel s’effectue sur de nouvelles bases contractuelles. Les partenaires sociaux s'accordent sur la nécessité de développer un secteur ferroviaire moderne et intégré en Europe, mais les syndicats sont critiques sur la baisse des niveaux de protection du travail. Beaucoup d'anciens monopoles ont été transformés en sociétés d'Etat, mais sous la législation de travail de droit privé. A ce stade, de nombreux opposants affirment qu’il s’agit d’une tactique pour affaiblir le rapport de force. Mais une politique des transports doit-elle être basée uniquement sur ​​le rapport de force ?

Dans la totalité des cas, toutes les infrastructures relèvent donc fort logiquement de la puissance publique nationale ou régionale, ce que la Commission européenne n’a jamais désavoué étant donné le poids capitalistique intense que cette activité requiert. Mais alors, en quoi l’Europe est-elle un gain pour les entreprises ferroviaires publiques ?

Responsabilité
C’est plutôt du côté du transport qu’il faut analyser les choses. Jusqu’il y a peu de temps,  la coopération régulée par la COTIF (1) comporte un handicap majeur : celui de la responsabilité, juridique et financière. Ces deux aspects n’apparaissaient pas comme prépondérants dans les années 60 à 80. Quant un réseau remettait un train à la frontière, le voisin DEVAIT impérativement prendre en charge ledit train quel qu’en soit le prix. Maître de son propre réseau, le voisin lui faisait suivre l’horaire et l’itinéraire qu’il décidait lui-même – certes sous sa responsabilité -, vers la destination choisie par le  propriétaire d’origine. Avec cette fragmentation, il était impossible de construire une politique commerciale ciblée digne de ce nom : les réductions sociales d’un pays ne l’étaient plus chez le voisin ! En interne, les intervenants entretenaient des relations par le biais d’un processus administratif codifié et dénué de souplesse. De plus, la gestion commune était décriée par ceux-là même qui l’avait créée, reflétant de nombreuses difficultés difficiles à justifier (2).  L’Europe du rail est encore en réalité une juxtaposition de pièces nationales ultra-régulées, à l’instar du train Benelux.


L'ex Connex devenu Veolia Cargo Deutschland est détenu à 100%  par la SNCF (photo Wolfro54)

Mais le monde a changé : financiarisation et judiciarisation croissante de la société ont entraîné les entreprises, y compris publiques, vers une transparence accrue, davantage de responsabilité dans la gestion et une protection contre les contentieux. Le chemin de fer, qui n’est pas dans le giron régalien, n’a donc pas échappé au changement, en dépit de très fortes réticences. Il en résulte qu’à la place de la coopération, ce sont des sociétés internationales ou groupements d’intérêt économiques qui furent appelés à gérer le trafic international, tels par exemple Lyria, Elypsos, DB AutoZug GmbH, Thalys ou Eurostar.

Les évolutions législatives successives ont appelé les sociétés historiques à adapter ces structures parallèles. Ainsi, Eurostar s’est peu à peu muée en une « Ltd » de droit britannique, détenue à 55%...par la SNCF. En juillet  2013, cette même SNCF et sa consœur SNCB on décidé « d’adapter » Thalys sous forme de société dès 2015, les hollandais et les allemands ayant définitivement retiré leur partenariat. La DB dispose dorénavant de sa filiale « DB International » dont les ICE viendront concurrencer Thalys et Eurostar sur leurs terres respectives. Tout ce petit monde devra peut-être aussi se frotter à Thello en version grande-vitesse, les italiens ayant la ferme intention de s’émanciper hors de la Péninsule. Dans tous les exemples cités, on constate que la traction traverse les frontières et que la politique commerciale est ciblée ligne par ligne, en fonction de la clientèle utilisatrice. Le personnel est de plus en plus spécialisé et filialisé, ce qui est incontournable pour assurer une bonne gestion et éviter de mélanger les pinceaux. Mais ce qui retient l’attention, c’est que la présence du rail est exclusivement publique et étatique, donnant des gages à ceux qui craignaient la disparition du rail d’Etat…

S’émanciper chez le voisin
L’Open Access qui se répand peu à peu sur le Continent fait également les beaux jours…du service public voisin. Déjà cité dans un autre billet (3), on sait que la SNCF détient 20% du privé autrichien Westbahn ainsi que du privé italien NTV, premier concurrent à grande vitesse de Trenitalia. Cette dernière a réagit en annulant en 2011 son partenariat dans Artesia sur les trains de nuit Paris-Italie et a repris ces trafics seule par le biais de sa filiale Thello. Ce Monopoly entre collègues ne s’arrête pas là. C’est sur le terrain régional et fret qu’il prend particulièrement vigueur. Comme le rappel l’excellent papier de Reinhard Hanstein (4), en Allemagne, un certain nombre de société de transport public dites « privées » sont aux mains de la puissance publique…voisine ! 


Tout est dit sur cette "Emu" anglaise...(photo Nik Morris)

On peut citer Veolia Cargo Deutschland qui est 100% SNCF, ITL Eisenbahn qui est aussi à 100% SNCF ou TX Logistik détenu maintenant à 100% par le groupe FS Trenitalia. En 2011, le groupe semi-public Veolia-Transdev assurait à lui seul en Allemagne 34,6 millions de trains/kilomètres. On aurait pu croire que l’Angleterre vivait seule avec son chemin de fer. Détrompez-vous ! Le hollandais Abellio, 100% NS – donc Etat néerlandais – (5) détient des parts majoritaires dans Great Anglia et Merseyrail. Keolis, 100% SNCF, a pris 35% dans Govia (bus et train dans les environs de Londres) et 45% dans la franchise TransPennine Express (6). Mais surtout Arriva, 100% Deutsche Bahn, donc Etat Allemand, qui détient notamment une franchise sur le Chiltern Main Line et 50% sur le London Overground, ainsi que des réseaux de bus à Londres même. Le programme ferroviaire ultra-libéral de John Major en 1996 a donc accouché quinze ans plus tard de cette constatation paradoxale que se sont les services publics étrangers qui se sont les mieux positionnées, détenant jusqu’à 25% du transport public britannique. Dans l’éditorial du mois d’août de Railway Gazette International, Chris Jackson confirmait d’ailleurs qu’au moins quatre entreprises d’Etat non-britanniques sont actives en Angleterre.

On notera au passage le même phénomène avec le fret : DB Schenker poursuit son expansion et est également présent au Royaume-Uni tandis que l’autrichien public RCA (Rail Cargo Austria) a avalé son voisin hongrois, ressuscitant sans le vouloir l’ancien empire en version ferroviaire (7).


Arriva UK. Une société détenue par DB AG, donc par l'Etat Allemand (photo ndl642m)

Un autre service public inattendu trouve avantage à l’Open Access : la ville de La Haye (Den Haag) ! Mécontente d’être à l’écart de la grande vitesse, dénuée du Thalys et de connections internationales, elle a tout simplement engagé une demande de service à pourvoir vers Bruxelles. Le gagnant ? L’Allemand Arriva, 100% DBAG, qui aura le probable honneur d’introduire les rames Stadler alors que l’actuel service public NS se contente d’aligner ses pauvres voitures IC3m qui prennent de l’âge (8).

En guise de conclusion
Avec ce tableau surprenant, Reinhard Hanstein s’amuse à parler de « nationalisation transfrontalière ». Tout compte fait, n’est-ce pas ce qu’on pourrait souhaiter de mieux au service public : élargir son marché et, le cas échéant, rapporter des sous à la maison mère Ce monopoly géant entre collègues est en tout cas loin d’être définitif. Affaires à suivre.


(1) La COTIF - Convention relative aux transports internationaux ferroviaires – est une convention internationale chargée d’établir des règles juridiques communes au transport ferroviaire. Ce document formel a adopté une nouvelle mouture en 2006 pour se conformer au droit européen. Toute modification demande de facto l’aval du parlement de chacun des Etat membre, ce qui est relativement lourd.
(2) A titre d’exemple cet incident : une voiture-lits dont le kilométrage des essieux arrivait à échéance fut refusée à la frontière allemande par le visiteur, ayant pour conséquence le transfert des heureux voyageurs vers le restant des places disponibles…en couchettes. Le tout en pleine nuit et procurant 1h30 de retard au train.
(4) « Cross-border nationalisation » of railways operators ? Railway Update 1-2/2013 p22 à 24
(8) A l’automne 2013, NS et SNCB ont aligné 10 aller-retour en remplacement du défunt Fyra international d’Ansaldo-Breda, la SNCB ne faisant plus mystère de sa haute préférence pour le seul Thalys sur l’axe Bruxelles-Amsterdam. Arriva sonnerait peut-être définitivement la fin des trains Benelux actuels en rames tractées.