France-Barcelone : connexion standard à grande vitesse
L'analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation
(English version can be read here)


Depuis le temps qu’on l’attendait : le service France-Barcelone « à écartement standard » est enfin devenu une réalité via la ligne nouvelle de TP Ferro et son prolongement jusqu’à la capitale catalane. L’Espagne, qui a mis le turbo en reconfigurant son chemin de fer par un réseau à grande vitesse, est maintenant raccordée à l’Europe en 1.435mm. Visite des lieux.

Epoque Talgo
Rappelons l’écartement des voies espagnoles (et portugaises) : 1.668mm au lieu du « standard » européen de 1.435mm. On se bat toujours entre historiens sur les raisons de ce choix. Le pragmatisme relève néanmoins que c’est la décision britannique de mettre fin à l’anarchie régnante dans les projets de chemins de fer du Royaume qui pourrait en être la cause. Le matériel roulant construit là-bas à écartement large dû alors être vendu...à un pays qui n’avait pas de chemin de fer à son actif avant octobre 1848. Le résultat : un transbordement obligatoire aux frontières et un isolement complet du réseau ferré ibérique avec le reste de l’Europe, faisant les beaux jours des duos de gares que sont Irun/Hendaye et Port-Bou/Cerbère. La créative société Talgo invente 100 ans plus tard un train articulé qui dès juin 1969 permet de passer d’un écartement à l’autre grâce à ses « rodadura desplazable » (RD), des roues indépendantes se clipsant automatiquement au bon écartement. Ainsi naquit la grande période des Talgo III RD présents en France sous forme du TEE Catalan-Talgo (Barcelone-Genève de 1969 à 1982, puis sous forme d’Euro-City limité à Montpellier), ainsi que des services nocturnes jusqu’aux services Elypsos de ces derniers jours, aboutissant à Paris-Austerlitz. Décembre 2013 signe la fin de cette épopée de 44 ans...(1).

Le Trans-Europ-Expess Talgo dans les années 70 : même la locomotive changeait d'écartement (photo collection Mediarail.be)

Une ligne nouvelle
L’idée est de 1992, à la grande époque du rêve du TGV européen sans frontière. La concrétisation est de 1995 avec la conviction de passer les Pyrénées autrement que via Port-Bou ou Irun. Les travaux ont réellement débutés en 2004 sur le tronçon Perpignan-Figueras, sous la forme novatrice d’un PPP. Le concessionnaire de cette partie privée, TP Ferro, formé à parts égales par la société française Eiffage et par la société espagnole ACS, a livré dans les temps en février 2009 les 44,4 km de ligne nouvelle entre Perpignan et Hostalet de Llers (Figueres), incluant le tunnel du Perthus de 8km, le tout pour environ 1 milliard €. Mais il n’y avait rien des deux côtés de cet ouvrage, si ce n’est un raccordement à la gare de Perpignan St-Charles et un projet pourtant fort avancé de LGV entre Figueras et Barcelone. Le retard pris par l’Espagne obligea son gouvernement de l’époque à indemniser TP Ferro  sans qu’aucun train ne circule et à prolonger la concession de 50 à 53 ans. Depuis le 19 décembre 2010,  à la faveur d’un petit tronçon de LGV aboutissant à Figueres-Vilafant (schéma ci-dessous), deux paires de TGVDuplex  purent enfin relier la France à l’Espagne par l’écartement standard 1435mm, et accessoirement par 25kV et ETCS 2 version 2.3.0d. Une grande première pour l’Europe du rail sans frontière, mais qui signe déjà l’éviction des deux paires de Talgo qui joignaient Montpellier, le Catalan-Talgo et le Mare-Nostrum.

La ligne nouvelle en deux parties : celle de TP Ferro (privée) et celle de l'ADIF. Avoir : les pages de l'historique de la ligne nouvelle Perpignan-Barcelone (schéma Mediarail.be)

Dotée provisoirement d’une voie à l’écartement ibérique, la gare donnait correspondance immédiate avec un Civia ralliant Barcelone par ligne classique, offrant un trajet Paris-Barcelone d’une durée d’environ 7h37 à 7h40 (photo à cette page). En janvier 2013, neuf AVE purent rallier Madrid à Figueres via Barcelone grâce à une LGV enfin terminée, se faisant cotoyer les deux matériels à grande vitesse en gare de Vilafant. L’été 2013 ventila ses rumeurs sur une prolongation des TGV Duplex jusqu’à Barcelone : techniquement, la lecture des balises allaient de soi dans un sens, mais pas dans l’autre pour les rames TGV de la SNCF. Info ou intox, c’était de toute manière sans compter avec l’inévitable marchandage politique quant à la répartition des dessertes.

La Catalogne, la RENFE, Siemens et Alstom
La Belgique n’est pas la seule à faire les frais du régionalisme communautaire. La Catalogne a envoyé ces derniers temps des signes polítiques affichant sa “différence” avec  Madrid. Avec comme mise en pratique une préférence médiatique affichée à l’égard de la SNCF française plutôt que la RENFE. Or la LGV Barcelone-Figueres est propriété de l’ADIF, le concessionnaire espagnol, sur laquelle roulent des trains de la RENFE, espagnole elle aussi  : la Catalogne n’a donc pas toutes les cartes !  A ce volet politique qui s’écarte de l’esprit européen, s’ajoute le fait que les rames S-103 engagées sur  Figueres-Madrid en janvier 2013 sont de la famille des “ICE” de Siemens, alors que les rames Duplex de la SNCF sont fatalement des Alstom. Un “arrangement” a pu être trouvé en substituant 12 rames de série S-101 pour les affecter prioritairement sur Barcelone-France. Les S-101 sont des cousines...du TGV-Atlantique d’Alstom, et douze d’entre elles furent envoyées à Belfort pour installation du KVB et de la TVM français, puis testées.

L’équilibre de la desserte
La carte ci-dessus  - visible sur la page web de la RENFE (2)  - nous indique l’équilibre suivant : aucun AVE S-101 ne monte à Paris, et aucun Duplex n’atterri à Madrid... Les deux A/R parisiens sont “compensés” par 3 A/R “Sud France” touchant Toulouse, Lyon et Marseille, cette dernière étant la seule ville connectée à Madrid. La liaison Barcelone-Lyon fait indubitablement penser au vétéran “Catalan-Talgo” qui aboutissait jadis à Genève, dont il n’est pas exclu un jour qu’un prolongement se fasse. La liaison avec Toulouse en 3h est une nouveauté dont la pérennité est soumise à interrogation : les toulousains n’ont pas la possibilité de passer la journée à Barcelone si ce n’est par correspondance.

La desserte du 15 décembre 2013 : les Duplex en rouge et tout le reste en AVE S-101 (schéma RENFE)

Girona et Figueres conservent 7 relations intérieures avec Madrid sur 9 et trois autres par correspondance à Barcelone-Sants. La RENFE et la SNCF visent plus de 1 million de voyageurs internationaux en 2014 sur ces trains. Les horaires au démarrage du service sont visibles ci-dessous : 
 
L'horaire, n° de train et matériel, au 15 décembre 2013 (compilation Mediarail.be)

Côté fret, la LGV est dotée d’un projet distinct qui démarre au nord de la capitale catalane, à Montmello, avec un contournement à voie mixte muni du 3e rail « à écartement standard » permettant de rallier, au sud, le complexe portuaire de Morrot (voir la carte à ce lien), faisant entrer Barcelone dans la cour des grands ports conteneurs connecté au réseau ferré européen.

Dommages colatéraux
Ce renouveau des relations franco-espagnoles s’accompagne de ses inévitables dommages colatéraux. A commencer par les deux Talgos nocturnes gérés par Elypsos, et qui ralliaient Paris à Madrid et Barcelone : ils ne seront plus plus qu’un souvenir et videront un peu plus une gare d’Austerlitz déjà bien appauvrie. Talgo n’est officiellement plus présent sur le sol français, ce qui tient aussi de la “première”, tant on s’y était habitué. Ensuite, l’incontournable passage par le tandem de gares Cerbère/Port-Bou n’est plus, depuis un petit temps déjà, si ce n’est peut-être pour le fret. Il faut se rappeler que la LGV Perpignan-Barcelone est une LGV mixte accessible aux trains de fret. Et les 750m de longueur utile autorisée seront très prisés par les chargeurs qui doivent se contenter, via Port-Bou, de seulement 450m. Une torpeur certaine est attendue sur la côte Vermeille....

Figueres-Vilafant  remplace Port-Bou comme porte d'entrée de la Catalogne (photo Mediarail.be)

La suite...
Elle dépendra du bon vouloir des uns et des autres:  pour le moment, la LGV venant du nord de l’Europe s’arrête à Montpellier, et n’ira pas plus loin. L’engouement du TGV est d’ailleurs tombé d’un cran et la crise a orienté la préférence politique vers le transport de proximité, très porteur électoralement. Le maillon manquant du Languedoc-Roussillon, devenu non-prioritaire, escamote le rêve d’une liaison Amsterdam-Séville intégralement “LGV”.

La seule sanction sera celle du marché, autrement dit de la fréquentation, sur un axe catalan concurrentiel à double titre : d’une part par l’expansion affichée de la SNCF à l’étranger et son ambition cachée d’y aller en solo, comme elle le fait ailleurs; d’autre part par le remodelage du concept de l’aviation low-cost qui ne se contentera plus des aéroports de province (3). Les Paris-Barcelone en TGV devront donc afficher des tarifs bien  inférieurs à 70€ s’ils veulent rester dans la course, handicapée par la lenteur sur ligne classique entre Montpellier et Perpignan. A suivre....


(1) A lire (en espagnol) : les Talgos
(2) Le site de la RENFE
(3) La récente tactique de Ryannair de s’implanter à Bruxelles-National augure d’un repo-sitionnement vers les grands aéroports, valable dans toute l’Europe....