Les USA : une brêve visite dans un autre monde ferroviaire
L'analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation
(English version can be read here)
Sur ces 30 dernières années, l’industrie de fret
ferroviaire aux Etats-Unis a largement augmenté sa part de marché, sa
productivité et sa rentabilité. Il y a des tas de raisons à vouloir comparer
les chemins de fer américains avec leurs homologues européens, mais il n’y a
pas de raisons de reproduire ses recettes sur le Continent. Analyse d’un autre
monde.
(photo Ravensong 75 via Flickr CC BY 2.0) |
Economie
Que les chemins de fer boostent l’économie peut
sembler une évidence. Comme le rappelait Ed Hamberger, CEO de l’association ferroviaire
américaine AAR : « 70% des nouvelles automobiles
font leur premier voyage en sortie d’usine par train. Une grande partie du
charbon qui fournit la moitié de l’électricité est transporté par rail ».
Les données montrent que le charbon compte pour 44% des tonnes/miles par rail
contre 29% pour les autres transports terrestres. En Europe, la proportion est
de 13% pour le chemin de fer et moins de 3% pour le reste. En 2009, la part
modale ferroviaire américaine en tonnes/km était de 36,8% contre 9,9% en
Europe. En 2003, le transport intermodal avait déjà dépassé les 10 millions
d’unités annuelles.
Un bref
historique des lois ferroviaires américaines
La Loi Staggers de 1980 a transformé le transport ferroviaire,
qui était auparavant l'une des activités les plus réglementées aux États-Unis,
en favorisant les mécanismes du marché. Elle a assoupli le contrôle des tarifs,
permis aux compagnies de chemins de fer de conclure des contrats de fourniture
de services spécifiques à des entreprises, ainsi que des contrats à long terme,
et facilité les fusions de compagnies ferroviaires et l'abandon
d'embranchements non rentables. Le nombre de petites compagnies est passé de
212 en 1980 à 550 en 1994. Actuellement, environ 600 compagnies, classées en
cinq groupes, opèrent des services de fret aux Etats-Unis sur un réseau
d’environ 220.000km de lignes. Il n’y a que 7 majors de Class I, catégorie où l’on trouve des compagnies de 2.600
à 46.000 employés, régnant sur des réseaux de 5.000 à 53.000 km.
Infrastructure
Les chemins de fer américains financent eux-mêmes
leurs infrastructures, tant pour les voies que pour les terminaux intermodaux.
Cela dit, la puissance publique peut concevoir certains investissements
ferroviaires comme conforme à certains objectifs politiques, tels la réduction
de la pollution environnementale, l’amélioration de la sécurité, le soulagement
des voies routières congestionnées et la promotion du développement régional,
comme par exemple les ports. On peut citer ainsi le corridor Alameda (Los
Angeles), le projet de Chicago City ou encore le Patriot Corridor du Norfolk Southern. L’Europe se caractérise par ailleurs par des capacités
d’infrastructure (longueur et poids des trains, tonnage à l’essieu…) qui
restreignent le system de production, ainsi que par une diversité des
caractéristiques techniques. Les Etats-Unis n'ont guère à faire face aux
contraintes de l'infrastructure dont les
caractéristiques sont identiques d’Est en Ouest, gérés dans une seule langue…
Business &
accès aux voies
Les chemins de fer américains sont donc bel et bien
des réseaux privés alors qu’en Europe ils sont tous sous couverts par la
puissance publique et gérés chacun par la régulation nationale. Même si les
compagnies de Class I ont une grande étendue physique et commerciale, elles ne
peuvent atteindre seules leurs clients finaux. Elles doivent dès lors composer avec
des réseaux concurrents ou locaux pour atteindre leurs clients et leurs aires
commerciales, au travers d’agréments de circulation. Les Etats-Unis encouragent
dès lors le partage des réseaux privés grâce aux trackage rights – soit le droit pour une compagnie de poursuivre
chez le voisin avec son propre matériel et personnel - ou de sous-traiter la traction par ledit
voisin, à l'image de ce qui se fait en Europe. Voilà néanmoins qui offre une option radicale avec la situation du chacun pour
soi qui prévaut sur notre Continent : la Commission a mis trois paquets législatifs
en 20 ans pour aboutir à un semblant de trackage
rights, dans le but unique de s’assurer un accès non-discriminatoire à n’importe
quel entrant autorisé. Et il subsiste encore malgré tout pas mal de résistance
idéologique...
(photo J-P Mueller 99 via Flickr CC BY 2.0) |
Dans la
pratique
Pour les
services de trains complets concernés, les règlements applicables aux Etats-Unis
sont les suivants:
- Droits de
circulation: Ces droits permettent à un chemin de fer d'opérer sur les
lignes d'un autre chemin de fer en utilisant ses propres locomotives et son
propre personnel. Dans l’exemple fictif donné ci-contre, Union Pacific (UP) a
des droits de passage pour la ligne New Orleans-Memphis de Norfolk Southern
(NS) et serait autorisé à poursuivre avec ses propres ressources toute la portion
de voie vers le terminal intermodal NS Memphis.
- Droits de transport: Ce droit permet à un
chemin de fer d’effectuer des services de transport ferroviaire sur les lignes
d'un autre chemin de fer, mais en sous-traitant les opérations de à cette
société. Notre exemple montre que si UP n'avait pas de droits de circulation
pour la ligne CSX à Memphis, UP aurait été obligé d'avoir son train exploité
par des locomotives et du personnel CSX.
Les procédures d'échange entre chemins de fer des Etats-Unis
par sous-traitance, souffrent cependant de déficits de coordination, les
compagnies devant prendre en charge un train d’un concurrent ne déployant pas
toujours les ressources nécessaires dans les temps. Il en résulte des
irrégularités et des retards qui conduisent les chemins de fer américains à préférer
le maintien du contrôle de leurs propres trains.
Le modèle
économique
La libéralisation de l’industrie du fret ferroviaire
en Europe tend à rendre possible un modèle économique « all inclusive »
comme aux Etats-Unis. Cependant même si les opérateurs gère un modèle intégré,
les choses restent plus complexes en Europe qu’en Amérique du Nord, les
compagnies européennes étant essentiellement centrées autour d'une nouvelle
catégorie de prestataires de services logistiques, l'opérateur intermodal
intégré.
Ce qui est typique en Europe pour les services de
trains-blocs en « open access »,
c'est que les fournisseurs de services intermodaux n'exigent pas de leurs
clients une obligation contractuelle de fournir un certain nombre d'unités par service.
Le taux de remplissage dépend des décisions des clients au jour le jour (1).
Les modèles d'affaires bien plus homogènes reflètent davantage
la mentalité de beaucoup d'entreprises ferroviaires américaines. Elles veulent
garder leur entreprise simple et compréhensible aux yeux de leurs clients.
Comme dit la société BNSF: « Créer
un service ferroviaire intermodal pour nos clients qui est facile à comprendre
et à utiliser: un réseau simple et; des offres de réseaux simples ».
Une recette :
le contrôle total du business
Les chemins de fer américains soulignent qu'il est
essentiel pour eux de contrôler l'ensemble de la chaîne en porte à porte. Cela
leur permet de gérer le flux de conteneurs sur une route commerciale ainsi que de
gérer le taux de charge des capacités le plus élevé possible ainsi que de
mettre les moyens mis en œuvre de manière efficace. Pour assurer ces services
efficaces par exemple, ils utilisent des conteneurs dits « lents »
(les maritimes), qui véhiculent des produits à livrer dans un laps de temps
plus long, comme un stock tampon pour compléter trains.
Productivité
Aux États-Unis, le wagon est considéré plutôt comme
une «marchandise» et non pas comme une pièce de la concurrence. Les unités de
chargement expédiés par les services intermodaux sont normalisées et
relativement homogène notamment en termes d'équipement. Le maximum autorisé en charge
à l'essieu des wagons est d'environ 31,8 tonnes - contre 22,5 tonnes en Europe.
La majorité des conteneurs maritimes et intérieurs sont transportés sur les
trains à double pile (double stack).
(photo Michael Kappel via Flickr CC BY NC_2.0) |
La capacité de chargement typique de trains américains
et un poids brut moyen de 8,3 tonnes par EVP (Equivalent Vingt Pieds), le poids
brut s'élève de 2.000 à 5.000 tonnes. Bien que 1340m (contre 750m maxi en
Europe) soient la norme aux États-Unis sur la côte Est, les trains intermodaux desservant
l'Ouest du pays disposent d’une longueur de 1830m à 2440m.
Pour 1000 tonnes, les chemins de fer américains de
Classe I ont besoin de 0,28 trains contre 1,94 en Europe. Cela signifie que les
coûts d'exploitation par tonne-mile sont plus élevés en Europe, près de deux
fois plus qu'aux États-Unis ce qui s'explique par la plus petite longueur des
trains qui nécessite plus de trafic et plus de capacité de ligne qu’aux USA. Le
rapport américain poids / longueur combiné avec de plus longues distances
d'expédition contribuent à une productivité plus élevée. Malgré l'utilisation complète
de la traction diesel, les prix du carburant n’atteignent que la moitié de ceux
de l'Europe, décourageant la l’électrification des lignes. En outre, les
obstacles à l'interopérabilité dans l'UE à 28 sont bien sûr inexistant aux
États-Unis, tels que les différents gabarits, les systèmes de signalisation et
des systèmes électriques.
Les horaires réguliers des services intermodaux
fonctionnent de cinq à sept jours par semaine. Quelques exemples :
Los Angeles-Chicago:
3409km, 59 heures, vitesse moyenne de 58km/h. Pour son Premium Service BNSF offre une garantie horaire de 100% sur 26
liaisons. Ce qui confirme l'utilisation des trackage rights évoqués plus haut
et le contrôle absolu de toute la chaîne de production, y inclus les terminaux.
Autre exemple avec Norfolk Southern et Union Pacific,
qui ont uni leurs forces pour fournir des services domestiques transcontinentaux pour
remorques et conteneurs sous la marque « Blue
Streak ». Les services sont exploités sur les réseaux des deux chemins de
fer en tant que trafic interligne. Ce produit se compose de quatre niveaux de
service.
En résumé
Il n'est pas facile de comparer deux mondes
différents: l'Europe est une «mosaïque de chemin de fer technique», tandis que
les chemins de fer américains ont été conçus dans un seul environnement
technique. Le défaut du concept américain est l'utilisation massive de
l'énergie fossile et l'entretien a minima de l'infrastructure, provoquant de
sérieux déraillements comme on l'a vu récemment au Québec. Mais nous pouvons
apprendre la leçon américaine qui consiste à obtenir des droits de passage
inter-réseau par simples contrats et la nécessité de contrôler l'entièreté du
modèle de production, plutôt qu'une coopération qui additionne les handicaps de
chacun.
(1) Le secteur
maritime exige l’inverse : les contrats sont signés pour une quantité
annuelle, parfois sur six mois.