Rail : faut-il avoir peur de l'économie du partage ?
Analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation et observateur ferroviaire
(to read in english)
(to read in english)
Rendez-vous aussi sur la page facebook de Mediarail.be, ainsi que sur Twitter et LinkedIn
24/06/2015
Depuis plusieurs
années, on voit poindre de nouvelles formes de voyage utilisées par de plus en
plus de gens. Toutes ces innovations ont comme point commun « l’économie
collaborative », affectant tous les secteurs, tant du côté des voyages que
des hôtels ou des taxis. Les chemins de fer, qui vivent largement sous la
protection de l’Etat, semblent mal préparés face à cette nouvelle économie mais
ont des capacités de réagir. Analyse
Historique et définition
A l’origine,
l’économie alternative fût organisée dans le cadre de mouvements anarchistes, en
tant résistance au modèle économique capitaliste. Mais depuis, de nombreux
groupes de consommateurs relativement éloignés de cette idéologie utilisent ce
modèle de partage public comme moyen de sensibilisation à propos de diverses
questions sociétales, notamment concernant la durabilité et la surconsommation.
Mais il semble qu’avec la prolifération de nombreuses formes d'économies
alternatives, il y ait maintenant un problème de définition entre l'économie
collaborative et l'économie de partage.
Selon Rachel Botsman
(1) l’économie collaborative est un système économique de réseaux et de
marchés décentralisés qui libère la valeur des actifs sous-utilisés par des
besoins correspondants et qui contourne d’une certaine manière les
intermédiaires traditionnels. Tandis que l’économie du partage est un
système économique basé sur le partage de biens ou de services sous-utilisés,
gratuitement ou pour rétribution, directement auprès des individus, sans
intermédiaires. C’est le cas de Blablacar ou du RelayRides, qui sont
véritablement batis sur le partage d’actifs sous-utilisés.
Comme le décrivent
certains chercheurs finlandais : « l’économie collaborative a été conçue pour
atténuer les problèmes de société tels que l'hyperconsommation, la pollution et
la pauvreté en abaissant les coûts de transaction liés à la coordination des
activités économiques au sein des communautés.... La motivation à participer à
la consommation collaborative est souvent considérée comme alimentée par les
aspirations à faire le bien, mais dans le même temps, la consommation
collaborative offre aux participants de possibles avantages économiques. » (2)
D'autres questions sont davantage sociologiques. Comme l’écrivait le Journalist’s
Resource « un point central de
la discussion est de savoir si l'économie de partage apporte simplement plus de
possibilités d’emplois à plus de personnes, ou si son effet net est le
déplacement d’emplois traditionnellement sécurisés vers une zone du travail à temps
partiel , voire de travail peu rémunéré. » (2)
Une nouvelle cible financière
Ce n’est pas une
surprise : l'argent n’est jamais bien loin des bonnes intentions. Certains
bureaux spécialisés ont pu calculer que dans le seul Royaume-Uni, on estime que
25% des gens prennent déjà part à ce type d'économie du partage, et qu’un
chiffre d'affaires de l'ordre de 9 milliards de £ actuels pourrait atteindre les
230 milliards £ de livres par an d'ici à 2025, écrit Tnooz.com. Aux États-Unis, l'économie de partage devrait générer
des revenus à la hausse, jusqu’à 335 milliards de dollars en 2025, et son
impact est prévu d'affecter presque toutes les industries, selon Techcrunch.com. Le nouveau paradigme de
l'économie de partage semble ainsi aiguiser le sens des affaires - et l'appétit
des financiers. Des économistes tels que Robert Reich et Larry Summers écrivent :
«Il est maintenant possible de vendre un
nouveau produit à des centaines de millions de personnes sans avoir besoin de
beaucoup de travailleurs pour produire ou distribuer des informations». Le
capitalisme n’est pas mort ... Nous n’irons pas plus loin sur ces questions
sociales et politiques importantes, pour nous attacher à la composante « voyage »
de l'économie du partage.
Les faits
Les développements
technologiques permettent aux gens de partager davantage de biens, de
compétences et de services comme jamais auparavant, et de nouveaux business model surgissent partout dans
le monde. Qu'est-ce que ces services - tels que Blablacar, Air & B – ont tous
en commun ? C’est qu'il s’agit de réseaux peer-to-peer en version « voyage »,
avec à la clé une expérience partagée. Le partage est apparemment quelque chose
qui a prouvé être plus en cohérence que ne pouvait le penser les professionnels
du voyage, qui s’inquiètent maintenant du succès de ces nouveaux sites (3).
Et les chemins de fer?
Dans le domaine du
déplacement, la star-up d'auto-partage Blablacar a commencé à manger des parts
de marché au rail en jouant sur la préférence des gens pour la flexibilité et
la liberté, mais en étant fortement axé sur les data. En effet, la technologie ferroviaire seule - comme le train à
grande vitesse - ne suffit plus à assurer une croissance durable. Cela a été
démontré récemment dans un rapport de la Cour des comptes française. Et en
Allemagne, l'Inter-City Express de la DB est également fortement soumis à la
concurrence en dépit d'un train par heure sur toutes les grands axes du pays.
Comme le signalait Railway-technology (4) lors du forum Amadeus à Barcelone (en
Juin 2015), le directeur Rail & Voyage d’Amadeus - Thomas Drexler - a souligné que, bien que
l'infrastructure ferroviaire à grande vitesse ait presque doublé entre 2002 et
2012 dans les 28 Etats de l'UE, la part des transports de marché du voyage
ferroviaire avait seulement augmenté de 0,6%. Le service de base qui est d'amener
les gens de A à B était certes nettement amélioré, mais quelque chose d'autre
avait cessé au niveau du dividende attendu, dit Drexler. En outre, une
concurrence intermodale très intense - en bus – s’est ajoutée à l'économie du
partage, ce qui rend la pression encore plus intense. Il semble clair que le
voyage en train à travers son business
model traditionnel doit être revu à la lumière des nouveaux paramètres de
la clientèle, tels que le voyage porte-à-porte,
qui est la bête noire des chemins de fer.
Comment contrer une économie de partage dans une industrie technique datant du 19ème siècle ? Voilà le grand défi. Le premier levier est le prix, pour répondre à l'aviation low-cost, qui ne fait certes pas partie de l'économie de partage. C’est ce qu’on fait les Français avec le TGV Ouigo, qui démarre en périphérie de Paris (et non à partir des gares principales), où le bar a été éliminé et où le pas entre les sièges a été réduit. Certaines mauvaises langues ont pu parler du retour de la troisième classe ... Mais le chemin de fer à faible coût ne suffit pas à contrer l'activité de l'auto-partage.
La vraie mobilité, porte-à-porte
La première vague
d'actions à entreprendre est basique: entrer sur le même marché que vos
concurrents et ramasser le maximum de parts de marché, sans avoir à offrir le
même service. Alors que Blablacar s’est positionné plutôt pour les longs
trajets en covoiturage, la SNCF a lancé en septembre 2014 IDvroom.com pour transporter des personnes sur trajets courts,
quotidiennement, pour aller au travail ou à la gare. Voilà la réponse aux
problèmes de porte-à-porte de nombreuses entreprises ferroviaires. Ajoutez à
cela les services de vélo-partage qui sont disponibles dans de nombreuses gares
et dans de nombreuses villes. Nous sommes ici dans un domaine moins
technologique et plus pratique, encore plus respectueux de l'environnement.
Le voyage et l'expérience de la marque
L'industrie
ferroviaire s’est trop focalisée sur la destination de ses clients et pas assez
sur ce qui permet de profiter du voyage. Elle doit dès lors mettre maintenant le
service à la clientèle au centre de son marketing. Elle doit chercher à en
savoir plus sur ces clients que seulement l'âge et le sexe, et de comprendre
pourquoi ils voyagent et comment en tirer un maximum, écrit Railway Technology
(4). Une recherche intitulée « In Future
Traveller Tribes 2030 » a identifié six catégories de clients, depuis les «amateurs
de simplicité» jusqu’aux «puristes» culturels, en passant par les «voyageurs
éthiques» et les «chasseurs de cadeaux» (promotions…). Pour cela, la
tarification différentielle, connue des économistes comme étant la discrimination
par les prix, est une pratique de prix différents pour un même produit à des
clients différents selon la courbe de la demande. A première vue, cela peut
sembler injuste, mais de nombreuses formes de tarification personnalisée
existent déjà (selon l'âge) et ne produisent que très peu d’objections. Des
prix bas pour des groupes cibles particuliers, comme les étudiants et les
personnes âgées, sont monnaie courante. (5) Cela dit, il semblerait qu’il soit possible
d'aller plus loin.
L'expérience "voyage".... |
Un exemple avec cet
évènement Stories Are Waiting,
qui est une galerie stylée sur Pinterest qui vise à inspirer les clients d’Eurostar
pour explorer leurs destinations avec un film et des photos des voyageurs, ainsi
que des blogueurs et ou des photographes. Richard Branson, de Virgin Rail
(Royaume-Uni), a annoncé une refonte du service dans une tentative de détourner
les clients des autres formes de voyage, à commencer par une nouvelle campagne
publicitaire chic. Un membre de la direction d'Eurostar a parlé de «d’expérience du
voyage». «Ne pensez pas seulement à vendre
un billet à un client, mais essayer de vous engager dans une relation plus
significative. » reprend Decius Valmorbida, vice-président du marketing de
distribution chez Amadeus.
Autre exemple est
l'expérience du voyage par l’expérience de la marque. La SNCF a annoncé en juin
2015 le lancement d'une nouvelle offre « 100% numérique » pour les jeunes
voyageurs, appelé TGVpop. Inspiré par
les codes de l'économie collaborative, il est décrit comme « la première
communauté TGV de la SNCF »: TGVpop donne aux utilisateurs la possibilité
de voter le départ d'un train sur un site dédié et de mobiliser leurs
communautés pour renforcer leurs chances de le voir partir, grâce à
l'utilisation du hashtag #TGVpop. Si le TGV reçoit un nombre suffisant de
votes, correspondant à près d'un tiers de sa capacité totale, il est confirmé à
la vente dans les quatre jours qui ont précédé son départ. L'utilisateur peut
confirmer alors l'achat et profiter des tarifs attractifs entre 25 et 35 euros
par billet selon la destination. Près de 100 000 places dans 203 TGV, vers 30
destinations en France, sont ainsi proposées aux visiteurs pour les départs
pendant la période estivale. La catégorisation des clients et l'expérience du voyage
sont la deuxième vague de mesures pour lutter contre la concurrence de l’économie
de partage en mobilité.
Open Data
La troisième vague
de mesures englobe le domaine des dispositifs de communication connectés à des
réseaux et à la prolifération des applications, en particulier par mobile. Cela
fait partie du concept de smart-city
qui connecte tous les appareils, autant que possible, comme les montres
connectées ou le positionnement automatique de tous via mobile. La technologie
a maintenant la capacité de connecter les différentes parties de notre vie
quotidienne et, aussi simple que cela puisse paraître, est à la prémisse de
villes intelligentes. Toutes ces données peuvent être agrégées pour produire
des estimations du nombre de clients disponibles pendant une période de temps
définie. Il est possible de les retourner aux voyageurs et aux clients par une
application sur mobile et de présenter le meilleur choix de transport ou par route.
Beaucoup de ces applications ont besoin d’un partage de données informatiques à
grande échelle. Comme dit Patrick Senti, le patron de Shrebo: «Enfin, c’est ce que j’ai fait avec
Analytics. Je me rendais compte qu'il pourrait y avoir d'amélioration des
processus et l'optimisation si les gens et les entreprises pouvaient partager
des informations et des résultats. Par exemple, nous coopérons avec les Chemins
de fer fédéraux suisses, qui nous a décerné un prix de l'Innovation pour start-up, alors qu’ils opèrent
une tonne de trains et de voitures chaque jour. Les trains sont surutilisés
dans de nombreux quartiers urbains. Quand ils sont pleins, les navetteurs ne
savent pas où s'asseoir. En fait, voilà l’exemple d’une ressource partageable.
Donc, mon "dada" du moment sur la connexion des gens via une appli
smartphone - nous pourrions leur permettre de voir et de choisir un trajet en
fonction de la charge et de l'occupation. Ils pourraient prendre une décision
consciente de monter à bord d'un certain train plutôt qu’un autre. Nous
pourrions vraiment aider à améliorer tout cela si nous utilisons l'analyse
prédictive. Donc, nous le faisons de trop en ce qui concerne la gestion des
salles de réunion, mais rarement sur une très grande échelle. »(6)
Open data et connexions, partout et toujours.... |
Comme l'écrivait
l'UITP (7), les transports publics prennent des mesures pour intégrer les
différents modes de mobilité, y compris les transports et les nouveaux
arrivants comme la voiture ou le vélo partagé
et les fournisseurs de covoiturage, ainsi que le vélo ou la marche
traditionnelle.
Avoir les idées claires
Ces nouveaux modes
de voyage et de communication vont indiscutablement profiter à de nombreux
clients. Mais cela met en péril le travail traditionnel des cheminots et cela
pourrait même diminuer le nombre d'emplois dans le secteur ferroviaire. En
réalité, le futur dépend de quel point de vue on se place. Si on poursuit une
mentalité de différenciation technique, train écologique contre auto polluante,
il est certain que le modal shift n'aura pas lieu car les consciences
écologiques s'effacent rapidement devant la réalité du trajet et le prix du
voyage. Si on prend comme perspective une mobilité plurielle, sans faire de
distinction technologique, et en utilisant les meilleures technologies pour une
meilleure répartition des déplacements, alors dans ce cas on peut atteindre
certains objectifs pour contrer les gaz à effet de serre et même envisager un
monde avec moins de pétrole. Finalement, on revient à la question sociale et
politique...
(1) Rachel Botsman : Defining The Sharing Economy: What
Is Collaborative Consumption—And What Isn't?
(2) Journalist’s Resource : Uber,
Airbnb and consequences of the sharing economy: Research roundup
(5) Full survey : Future
traveller tribes 2030 understanding tomorrow’s traveller, by
Amadeus