Rail : faut-il avoir peur de l'économie du partage ?
Analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation et observateur ferroviaire
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24/06/2015

Depuis plusieurs années, on voit poindre de nouvelles formes de voyage utilisées par de plus en plus de gens. Toutes ces innovations ont comme point commun « l’économie collaborative », affectant tous les secteurs, tant du côté des voyages que des hôtels ou des taxis. Les chemins de fer, qui vivent largement sous la protection de l’Etat, semblent mal préparés face à cette nouvelle économie mais ont des capacités de réagir. Analyse

Historique et définition
A l’origine, l’économie alternative fût organisée dans le cadre de mouvements anarchistes, en tant résistance au modèle économique capitaliste. Mais depuis, de nombreux groupes de consommateurs relativement éloignés de cette idéologie utilisent ce modèle de partage public comme moyen de sensibilisation à propos de diverses questions sociétales, notamment concernant la durabilité et la surconsommation. Mais il semble qu’avec la prolifération de nombreuses formes d'économies alternatives, il y ait maintenant un problème de définition entre l'économie collaborative et l'économie de partage.

Selon Rachel Botsman (1) l’économie collaborative est un système économique de réseaux et de marchés décentralisés qui libère la valeur des actifs sous-utilisés par des besoins correspondants et qui contourne d’une certaine manière les intermédiaires traditionnels. Tandis que l’économie du partage est un système économique basé sur le partage de biens ou de services sous-utilisés, gratuitement ou pour rétribution, directement auprès des individus, sans intermédiaires. C’est le cas de Blablacar ou du RelayRides, qui sont véritablement batis sur le partage d’actifs sous-utilisés.

Comme le décrivent certains chercheurs finlandais :  « l’économie collaborative a été conçue pour atténuer les problèmes de société tels que l'hyperconsommation, la pollution et la pauvreté en abaissant les coûts de transaction liés à la coordination des activités économiques au sein des communautés.... La motivation à participer à la consommation collaborative est souvent considérée comme alimentée par les aspirations à faire le bien, mais dans le même temps, la consommation collaborative offre aux participants de possibles avantages économiques. » (2) D'autres questions sont davantage sociologiques. Comme l’écrivait le  Journalist’s Resource  « un point central de la discussion est de savoir si l'économie de partage apporte simplement plus de possibilités d’emplois à plus de personnes, ou si son effet net est le déplacement d’emplois traditionnellement sécurisés vers une zone du travail à temps partiel , voire de travail peu rémunéré. » (2)



Une nouvelle cible financière
Ce n’est pas une surprise : l'argent n’est jamais bien loin des bonnes intentions. Certains bureaux spécialisés ont pu calculer que dans le seul Royaume-Uni, on estime que 25% des gens prennent déjà part à ce type d'économie du partage, et qu’un chiffre d'affaires de l'ordre de 9 milliards de £ actuels pourrait atteindre les 230 milliards £ de livres par an d'ici à 2025, écrit Tnooz.com. Aux États-Unis, l'économie de partage devrait générer des revenus à la hausse, jusqu’à 335 milliards de dollars en 2025, et son impact est prévu d'affecter presque toutes les industries, selon Techcrunch.com. Le nouveau paradigme de l'économie de partage semble ainsi aiguiser le sens des affaires - et l'appétit des financiers. Des économistes tels que Robert Reich et Larry Summers écrivent : «Il est maintenant possible de vendre un nouveau produit à des centaines de millions de personnes sans avoir besoin de beaucoup de travailleurs pour produire ou distribuer des informations». Le capitalisme n’est pas mort ... Nous n’irons pas plus loin sur ces questions sociales et politiques importantes, pour nous attacher à la composante « voyage » de l'économie du partage.

Les faits
Les développements technologiques permettent aux gens de partager davantage de biens, de compétences et de services comme jamais auparavant, et de nouveaux business model surgissent partout dans le monde. Qu'est-ce que ces services - tels que Blablacar, Air & B – ont tous en commun ? C’est qu'il s’agit de réseaux peer-to-peer en version « voyage », avec à la clé une expérience partagée. Le partage est apparemment quelque chose qui a prouvé être plus en cohérence que ne pouvait le penser les professionnels du voyage, qui s’inquiètent maintenant du succès de ces nouveaux sites (3).

Et les chemins de fer?
Dans le domaine du déplacement, la star-up d'auto-partage Blablacar a commencé à manger des parts de marché au rail en jouant sur la préférence des gens pour la flexibilité et la liberté, mais en étant fortement axé sur les data. En effet, la technologie ferroviaire seule - comme le train à grande vitesse - ne suffit plus à assurer une croissance durable. Cela a été démontré récemment dans un rapport de la Cour des comptes française. Et en Allemagne, l'Inter-City Express de la DB est également fortement soumis à la concurrence en dépit d'un train par heure sur toutes les grands axes du pays. Comme le signalait Railway-technology (4) lors du forum Amadeus à Barcelone (en Juin 2015), le directeur Rail & Voyage d’Amadeus  - Thomas Drexler - a souligné que, bien que l'infrastructure ferroviaire à grande vitesse ait presque doublé entre 2002 et 2012 dans les 28 Etats de l'UE, la part des transports de marché du voyage ferroviaire avait seulement augmenté de 0,6%. Le service de base qui est d'amener les gens de A à B était certes nettement amélioré, mais quelque chose d'autre avait cessé au niveau du dividende attendu, dit Drexler. En outre, une concurrence intermodale très intense - en bus – s’est ajoutée à l'économie du partage, ce qui rend la pression encore plus intense. Il semble clair que le voyage en train à travers son business model traditionnel doit être revu à la lumière des nouveaux paramètres de la  clientèle, tels que le voyage porte-à-porte, qui est la bête noire des chemins de fer.

Comment contrer une économie de partage dans une industrie technique datant du 19ème siècle ? Voilà le grand défi. Le premier levier est le prix, pour répondre à l'aviation low-cost, qui ne fait certes pas partie de l'économie de partage. C’est ce qu’on fait les Français avec le TGV Ouigo, qui démarre en périphérie de Paris (et non à partir des gares principales), où le bar a été éliminé et où le pas entre les sièges a été réduit. Certaines mauvaises langues ont pu parler du retour de la troisième classe ... Mais le chemin de fer à faible coût ne suffit pas à contrer l'activité de l'auto-partage.

La vraie mobilité, porte-à-porte
La première vague d'actions à entreprendre est basique: entrer sur le même marché que vos concurrents et ramasser le maximum de parts de marché, sans avoir à offrir le même service. Alors que Blablacar s’est positionné plutôt pour les longs trajets en covoiturage, la SNCF a lancé en septembre 2014 IDvroom.com pour transporter des personnes sur trajets courts, quotidiennement, pour aller au travail ou à la gare. Voilà la réponse aux problèmes de porte-à-porte de nombreuses entreprises ferroviaires. Ajoutez à cela les services de vélo-partage qui sont disponibles dans de nombreuses gares et dans de nombreuses villes. Nous sommes ici dans un domaine moins technologique et plus pratique, encore plus respectueux de l'environnement.

Le voyage et l'expérience de la marque
L'industrie ferroviaire s’est trop focalisée sur la destination de ses clients et pas assez sur ce qui permet de profiter du voyage. Elle doit dès lors mettre maintenant le service à la clientèle au centre de son marketing. Elle doit chercher à en savoir plus sur ces clients que seulement l'âge et le sexe, et de comprendre pourquoi ils voyagent et comment en tirer un maximum, écrit Railway Technology (4). Une recherche intitulée « In Future Traveller Tribes 2030 » a identifié six catégories de clients, depuis les «amateurs de simplicité» jusqu’aux «puristes» culturels, en passant par les «voyageurs éthiques» et les «chasseurs de cadeaux» (promotions…). Pour cela, la tarification différentielle, connue des économistes comme étant la discrimination par les prix, est une pratique de prix différents pour un même produit à des clients différents selon la courbe de la demande. A première vue, cela peut sembler injuste, mais de nombreuses formes de tarification personnalisée existent déjà (selon l'âge) et ne produisent que très peu d’objections. Des prix bas pour des groupes cibles particuliers, comme les étudiants et les personnes âgées, sont monnaie courante. (5) Cela dit, il semblerait qu’il soit possible d'aller plus loin.

L'expérience "voyage"....

Un exemple avec cet évènement Stories Are Waiting, qui est une galerie stylée sur Pinterest qui vise à inspirer les clients d’Eurostar pour explorer leurs destinations avec un film et des photos des voyageurs, ainsi que des blogueurs et ou des photographes. Richard Branson, de Virgin Rail (Royaume-Uni), a annoncé une refonte du service dans une tentative de détourner les clients des autres formes de voyage, à commencer par une nouvelle campagne publicitaire chic. Un membre de la direction d'Eurostar a parlé de «d’expérience du voyage». «Ne pensez pas seulement à vendre un billet à un client, mais essayer de vous engager dans une relation plus significative. » reprend Decius Valmorbida, vice-président du marketing de distribution chez Amadeus.

Autre exemple est l'expérience du voyage par l’expérience de la marque. La SNCF a annoncé en juin 2015 le lancement d'une nouvelle offre « 100% numérique » pour les jeunes voyageurs, appelé TGVpop. Inspiré par les codes de l'économie collaborative, il est décrit comme « la première communauté TGV de la SNCF »: TGVpop donne aux utilisateurs la possibilité de voter le départ d'un train sur un site dédié et de mobiliser leurs communautés pour renforcer leurs chances de le voir partir, grâce à l'utilisation du hashtag #TGVpop. Si le TGV reçoit un nombre suffisant de votes, correspondant à près d'un tiers de sa capacité totale, il est confirmé à la vente dans les quatre jours qui ont précédé son départ. L'utilisateur peut confirmer alors l'achat et profiter des tarifs attractifs entre 25 et 35 euros par billet selon la destination. Près de 100 000 places dans 203 TGV, vers 30 destinations en France, sont ainsi proposées aux visiteurs pour les départs pendant la période estivale. La catégorisation des clients et l'expérience du voyage sont la deuxième vague de mesures pour lutter contre la concurrence de l’économie de partage en mobilité.

Open Data
La troisième vague de mesures englobe le domaine des dispositifs de communication connectés à des réseaux et à la prolifération des applications, en particulier par mobile. Cela fait partie du concept de smart-city qui connecte tous les appareils, autant que possible, comme les montres connectées ou le positionnement automatique de tous via mobile. La technologie a maintenant la capacité de connecter les différentes parties de notre vie quotidienne et, aussi simple que cela puisse paraître, est à la prémisse de villes intelligentes. Toutes ces données peuvent être agrégées pour produire des estimations du nombre de clients disponibles pendant une période de temps définie. Il est possible de les retourner aux voyageurs et aux clients par une application sur mobile et de présenter le meilleur choix de transport ou par route. Beaucoup de ces applications ont besoin d’un partage de données informatiques à grande échelle. Comme dit Patrick Senti, le patron de Shrebo: «Enfin, c’est ce que j’ai fait avec Analytics. Je me rendais compte qu'il pourrait y avoir d'amélioration des processus et l'optimisation si les gens et les entreprises pouvaient partager des informations et des résultats. Par exemple, nous coopérons avec les Chemins de fer fédéraux suisses, qui nous a décerné un prix de  l'Innovation pour start-up, alors qu’ils opèrent une tonne de trains et de voitures chaque jour. Les trains sont surutilisés dans de nombreux quartiers urbains. Quand ils sont pleins, les navetteurs ne savent pas où s'asseoir. En fait, voilà l’exemple d’une ressource partageable. Donc, mon "dada" du moment sur la connexion des gens via une appli smartphone - nous pourrions leur permettre de voir et de choisir un trajet en fonction de la charge et de l'occupation. Ils pourraient prendre une décision consciente de monter à bord d'un certain train plutôt qu’un autre. Nous pourrions vraiment aider à améliorer tout cela si nous utilisons l'analyse prédictive. Donc, nous le faisons de trop en ce qui concerne la gestion des salles de réunion, mais rarement sur une très grande échelle. »(6)

Open data et connexions, partout et toujours....

Comme l'écrivait l'UITP (7), les transports publics prennent des mesures pour intégrer les différents modes de mobilité, y compris les transports et les nouveaux arrivants comme la voiture  ou le vélo partagé et les fournisseurs de covoiturage, ainsi que le vélo ou la marche traditionnelle.

Avoir les idées claires
Ces nouveaux modes de voyage et de communication vont indiscutablement profiter à de nombreux clients. Mais cela met en péril le travail traditionnel des cheminots et cela pourrait même diminuer le nombre d'emplois dans le secteur ferroviaire. En réalité, le futur dépend de quel point de vue on se place. Si on poursuit une mentalité de différenciation technique, train écologique contre auto polluante, il est certain que le modal shift n'aura pas lieu car les consciences écologiques s'effacent rapidement devant la réalité du trajet et le prix du voyage. Si on prend comme perspective une mobilité plurielle, sans faire de distinction technologique, et en utilisant les meilleures technologies pour une meilleure répartition des déplacements, alors dans ce cas on peut atteindre certains objectifs pour contrer les gaz à effet de serre et même envisager un monde avec moins de pétrole. Finalement, on revient à la question sociale et politique...

Pour approfondir le sujetUber, Airbnb, BlaBlaCar... L'invasion des barbares, par Franck Dedieu et Béatrice Mathieu (L’Express) et Ce que l’uberisation révèle des peurs françaises, par Philippe Silberzahn; L'économie partagée, nouveau paradoxe pour le marché du travail, par AFP (9 août 2015); Cese : “en 2050, les services seront à la foisindividualisés et partagés par la collectivité.” par http://www.mobilite-durable.org/(2015)