Pourquoi le train coûte-t-il si cher ? 
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05/10/2014

Jusqu’ici, et certainement encore demain, le ferroviaire restera essentiellement une variable d’ajustement des trésoreries publiques. En cause : le fait que l’infrastructure n’est utilisée que par un seul opérateur étatique à qui on incombe une série de « devoirs » en dehors de tout cadre économique viable. L’Etat ayant la main sur les deniers du contribuable, c’est lui qui décide de ce qui est bon ou pas pour le chemin de fer, même s’il agit par le biais d’un contrat de gestion. La tentation est grande alors pour les compagnies publiques d’aligner une série de lignes ferroviaires déficitaires et d’en proposer l’arrêt de l’exploitation pour assainir les finances. Cette situation perdure depuis la naissance du rail avec en prime un mode fonctionnement très onéreux hérité des années 30, où toute réforme se heurte encore, en 2014, à des protestations véhémentes. Le rail est un instrument qui coûte cher pour ce qu’il rapporte: de 6 à 10% de part modale pour le transport voyageurs, soit de 8 à 9 européens sur 10 qui ne prennent jamais le train ! Comment justifier de telles dépenses ? Certains le font en y ajoutant le bénéfice social apporté et en dénonçant la distorsion du calcul des coûts réels avec la concurrence routière notamment. Fort bien, mais commençons par le commencement…

Le nouveau tunnel portuaire du Liefkenshoek, à Anvers (photo Mediarail.be)

La notion de service public
Dans sa définition, le service public est l’ensemble des activités ayant un intérêt général pour qu’elles soient accessibles au plus grand nombre. On notera que « au plus grand nombre » ne signifie déjà pas « tout le monde », et c’est particulièrement vrai pour le réseau de  chemin de fer qui ne peut avoir une couverture totale de l’ensemble du territoire nationale,  à l’inverse de l’eau ou de l’électricité. Il y a donc ceux qui sont proches du train, et d’autres qui en sont fatalement éloignés. Contrairement à ce que martèlent à longueur d’année les idéologues, un service public  non régalien peut être délivré tout autant par des acteurs et établissements publics (sociétés de transport SNCF, SNCB, CFF, …) que par des acteurs privés (par exemple des associations, des entreprises…). C’est particulièrement vrai quand il s’agit d’en trouver des sources de financements, objet de ce billet. Le cadre ferroviaire offre par ailleurs une interrogation intéressante sur la notion : qu’est-ce qui serait davantage « service public » entre l’infrastructure et le service des trains ?  C’est à la politique d’apporter la réponse. Or ces 40 dernières années, on a constaté un sous-investissement dramatique dans l'infrastructure selon une croyance qui stipule que c'est avant tout le service des trains qui prime, quelque soit l'état des rails. Une myopie politique lourde de conséquence...

Pourquoi le réseau coûte si cher ?
On le rappelle sans cesse, les infrastructures de transport sont chères, mais d’une grande utilité économique. La nature de l’intensité capitalistique liée à la construction des voies ferrées et au matériel roulant représente des coûts irrécupérables qui créent des conditions spéciales pour l’équilibre des prix des transports. La structure du marché des services de chemins de fer a ainsi abouti à des types de coûts comprenant des coûts irrécupérables de construction (la voie), des coûts fixes très élevés pour l’exploitation (maintenance de la voie + le service des trains) et enfin des coûts variables qui dépendent du service produit.  Mais pourquoi l’infrastructure ferroviaire est-elle si chère au kilomètre ?

Prenons une ligne en construction. C’est qu’au-delà du génie civil, qui est analogue au réseau routier, la voie ferrée comporte en sus un grand nombre d’éléments technologiques fabriqués sur mesure et souvent en faible quantité, d’où des prix industriels astronomiques pour peu de choses. Qu’y-a-t-il de plus par rapport à une simple route ?

coupe type d'une voie ferrée complète, version Infrabel (BE) (dessin par Mediarail.be)

- en gris, la plateforme, l’élément de génie civil le moins ferroviaire et très semblable à une route. Paradoxalement, c’est aussi le poste le plus cher. En cause, les ponts, le béton éventuel, et le fait que les pentes sont plus limitées pour le ferroviaire, ce qui augmente l’importance des talus, ou inversement des tranchées.
 - en bleu, les rails, soit de l’acier au prix fluctuant selon les années. Le ballast, qui maintient l’alignement de la voie, est un banal produit de carrière peu cher mais qui demande une certaine graduation. Les aiguillages sont des éléments complexes et coûteux également.
- la signalisation lumineuse, en rouge. Elle est obligatoire pour un mode de transport « vissé » sur ses rails où le risque de collision est grand s’il n’y a pas d’éléments de sécurité. Le trafic est donc sous surveillance permanente par commande à distance de signaux et aiguillages, via des cabines de signalisation, ce qui implique un tas de câblage et d’éléments techniques dans la voie pour le contrôle et l’exploitation, conçus sur mesure à des prix relativement élevés, que ne connait pas non plus le réseau routier. Une loge bourrée d’électronique (à gauche sur le dessin), contrôlant 4 signaux et deux aiguillages atteint facilement le million d’€ en fourniture et pose…
- non obligatoire si on s’en tient à une ligne diesel, la caténaire, en vert. Elle fournit l’énergie électrique nécessaire aux locomotives électriques par le biais d’une vaste câblerie posée par-dessus les voies. Outre une bonne consommation de bobines de cuivre, il faut compter les poteaux en acier, leur fondations en béton,  ainsi que l’apport d’énergie par des sous-stations électriques tous les 15 à 50 kilomètres, le tout fourni par une industrie électrique peu réputée pour ses prix low-cost…
L’ensemble additionné montre que le coût au kilomètre est évidemment supérieur à la route, mais il se relativise dès que la comparaison s’étend aux autoroutes, grandes mangeuses d’espaces.

L’exploitation et la maintenance : leurs coûts sont loin d’être négligeables. Deux domaines qui font l’objet d’une chasse à « faire mieux avec moins », par le biais d’une panoplie de mesures allant de l’identification correctes de l’usure et des défauts jusqu’à la manière de traiter les problèmes, en passant par le dimensionnement du matériel et du personnel nécessaire et à la négociation des prix de fournitures industrielles à l’aide de contrats cadres. Ce poste important, mais invisible du grand public, est cependant le premier visé dans le cadre des économies budgétaires. Et pour cause : il persiste une croyance que le plus important, c’est de faire rouler les trains. Le reste suivra. Et on sait comment cela s’est déroulé, il suffit de regarder en France et même ailleurs. Partout, la sonnette d’alarme est tirée.

Qui peut financer l’infrastructure ?
Avant tout la bonne volonté politique. On la trouve davantage au niveau local/régional qu’au sommet de l’Etat : les « gens du terrain » sont mieux armés pour appréhender les besoins réels en matière d’infrastructure. Mais la politique et l’idéologie en décident parfois autrement. Le financement du rail peut provenir de quatre sources : les compagnies ferroviaires elles-mêmes, les utilisateurs, les pouvoirs publics et des tiers. Détaillons cela :
Les compagnies ferroviaires
Elles paient l’infrastructure au travers du péage ferroviaire, ou d’un équivalent en cas de structure intégrée avec l’opérateur historique. L’italien privé NTV-Italo est crédité d’un péage de 120 millions d’€ par an à RFI, ce qui met en péril sa viabilité. Eurostar a versé 289 millions d'€ de redevance à Eurotunnel en 2013, sans compter les réseaux traversés. La petite SNCB doit fournir annuellement près de 800 millions d’€ à Infrabel pour gérer ses 4.500 trains quotidiens.

Un débat entre « experts finances » est toujours en cours pour savoir si c’est le coût marginal social qui prévaut, ce dernier dominant la scène professionnelle. Ou bien si c’est le coût complet. Ce ne sera pas l’objet de cet article et on s’en tiendra à une conclusion de 2008 de Rémy Prud’homme, professeur émérite à l’université Paris XII, s’agissant de la France « le problème des péages ferroviaires renvoie au problème des contributions publiques au transport ferroviaire (…) Ces contributions publiques sont considérables : la différence entre le coût économique du service rendu (plus de 20 milliards €) et le prix effectivement payé par les usagers de ce service (environ 9 milliards €) s’élève à plus de 10 milliards € par an, et cette différence augmente d’année en année. Elle est nécessairement payée par l’impôt ou par une augmentation de la dette - qui sera un jour elle-même payée par l’impôt. Cette contribution n’est pas forcément illégitime au moins dans son principe ; ce qui est peu légitime en revanche c’est de la cacher, pour mieux la nier, et ainsi la faire perdurer. Mais elle soulève deux questions, qui ne sont pas indépendantes. La première concerne son niveau : n’est-il pas excessif, et doit-on le laisser (ou le faire) croître indéfiniment ? La seconde question concerne son application : cette importante contribution doit-elle être versée au gestionnaire de l’infrastructure ou bien aux exploitants de l’infrastructure ou bien aux deux, et dans quelles proportions ? ». On ajoutera que la reprise sous holding de l’infrastructure et de l’exploitant historique ne change rien à ce qui précède. CFF Infrastructure perçoit chaque année 910 millions d’€ de redevance de ses utilisateurs, CFF Transport en tête, affirmant que ça ne couvre que 40% des coûts d’infrastructure ferroviaire de la Confédération…

Les utilisateurs
Un service public ne se limite pas à une accessibilité envers les plus précarisés : le chemin de fer n’est certainement pas à confondre avec l’aide sociale et tous les publics y ont un droit d’accès, moyennant paiement. Cela est essentiel pour la masse contributive des utilisateurs avec, si nécessaire et en vertu de l’existence d’une politique sociale gouvernementale, une contribution adaptée aux revenus ou aux charges du ménage (enfants, étudiants, carte famille nombreuse…). La couverture des coûts par ses seuls utilisateurs est très inférieurs aux dépenses totales, dépassant rarement les 50% de couverture dans le meilleur des cas, à quelques exceptions fournies par des services de haut niveau, et donc plutôt chers (Eurostar…). A la SNCF, le péage moyen TGV par billet est passé de 12 € en 2006 à 18 € en 2013,  représentant 37 % des coûts du TGV. Faut-il alors remonter le prix des tickets pour retrouver de bonnes marges ? Jusqu’où va l’acceptabilité du client dans le prix du ticket ? La question est politiquement sensible…

Les pouvoirs publics
Ils sont – et restent – les premiers à prendre en charge les coûts d’infrastructure, s’agissant d’un service public comme on l’a énoncé plus haut. Mais pas seulement : la puissance publique met également la main au portefeuille pour combler les déficits de la tarification sociale. Or le financement des trains, plus visibles électoralement, semble chez certains davantage prioritaire que l’infrastructure. En dépit d’un tas de conventions politiques signées sur le climat et le report modal, force est de constater que les allocations publiques sont toujours inférieures aux demandes ferroviaires. En coulisse, certains vieux routiers de la politique « soupçonnent » les montants parfois exagérés quémandés par les chemins de fer, qui tentent de tirer un maximum de sous à leur avantage, disent-ils.

Pour cette passe d’armes Etat/Chemin de fer, on prendra comme exemple financier le royaume du rail qu’est la Suisse. En 2009, les CFF avaient procédé à un audit externe du réseau faisant état de 703 millions d’€ de besoins supplémentaires par an, en sus des 1,223 milliards déjà prévus. Plutôt soupçonneux, l’Etat via son Ministère des Transports – l’OFT -  réalise une contre-expertise qui infléchit le montant supplémentaire à 413 millions d’€/an, en comblant certaines lacunes dans l’identification des installations inventoriées et en quantifiant substantiellement le potentiel d’optimisation et les gains d’efficience. Une négociation est en cours mais les CFF n’obtiendront pas tout l’argent voulu. En Belgique, le « Groupe SNCB » avait demandé près de 40 milliards d’€ pour le plan d’investissement 2013-2025. Il n’en n’a reçu que 26…

Extrait d'un document CFF Infrastructure. En rouge, les besoins supplémentaires (document CFF)

Des fonds provenant de tiers ?
C’est la formule qui fut retenue pour Eurotunnel, cas le plus extrême avec un financement 100% privé. Les dix premières années de démarrage furent un enfer commercial et le concessionnaire traîne une dette de 9 milliards d’€, mais il a pu se restructurer, sous couvert d’un tribunal, et engranger ses premiers petits bénéfices. Les PPP semblent trouver un certain écho mais ils restent réservés à des projets particuliers. Aux Pays-Bas, la LGV « HSL-Zuid » fût ainsi mise en concession tout comme Perpignan-Figueras. Dans ces deux cas, les trafics – et donc les redevances – ne sont pas au rendez-vous et contrairement à Eurotunnel, les Etats furent priés de passer à la caisse. Alors, quels privés oseraient prendre des risques ?

Il y a les banques, mais les nouvelles règles dites « Bâle III » rendraient les prêts moins attractifs et les risques trop élevés. Le milieu financier regarde plutôt les milliards de $ de capitaux logés dans des fonds de pensions, des compagnies d’assurance ou un tas d’investisseurs institutionnels. La longue durée de vie des actifs ferroviaires et certaines garanties sur le long terme (de l’Etat ?) peuvent attirer ces investisseurs. Mais en pratique, la complexité des projets et surtout, les risques politiques, freinent les investissements du privé. D’autant qu’aucun de ces investisseurs potentiels ne dispose d’une expertise ad-hoc pour mesurer les risques. Alors…

En définitive
Ces dix dernières années, on constate une contraction du réseau ferré de 3% mais une hausse de…32% du réseau routier au niveau européen. Le transport au complet fait à lui seul 23% des émissions de CO2, dont 17,25% imputable aux seuls transports routiers. Des coûts pas pris en compte et même cachés par les élites politiques car cela modifierait considérablement le calcul de la mobilité individuelle…et l’humeur des électeurs. On peut donc estimer que le train coûte très cher mais il faut remettre ces investissements dans le temps et dans un contexte plus large de mobilité et de réduction du CO2, plutôt que s’en tenir au simple coût kilométrique annuel. La politique a toutes les cartes et doit choisir dès lors qu’il s’avère que les élus régionaux ont une meilleure vue sur les besoins réels de leurs administrés que l’Etat central. Alors, qu’attendent ces élus ?

Des renouvellements indispensables, partout en Europe, ici en Autriche (photo Kecko via flickr CC BY-ND 2.0)

Il n’y a pas de recette miracle : il n’y a pas de bon service ferroviaire sans bonne infrastructure. D’une part il y a le coût de la voie ferrée, en construction ou renouvellement, plombé par le prix des industriels. D’autre part la topographie des lieux qui détermine des prix de construction variant entre 8 et 66 millions d’€ le kilomètre, que ce soit pour un TGV ou une ligne portuaire avec tunnel, comme à Anvers. En Suisse, on l’a vu plus haut, la maintenance courante demande 344.000 € par kilomètre, en moyenne (2009) et uniquement pour le maintien. De nos jours, des progrès immenses sont entrepris pour mieux détecter les défauts du rail par autorails spécialisés. Vient ensuite l’élimination du défaut, de plus en plus sophistiqué. Tout cela coûte mais on arrive au fur et à mesure à « faire mieux avec moins ».

Les pouvoirs publics sont responsables du corset législatif qui entoure le chemin de fer. Le transport étant une source de revenu à faible rendement, pourquoi ne pas inciter les gestionnaires d’infrastructures à s’étendre vers des activités plus rentables, comme l’immobilier ou les services ? Ainsi en est-il du Japon, où les revenus « trains » sont de l’ordre du tiers chez certaines compagnies holding. Mais d’autres pistes doivent être envisagées : l’indispensable réduction des coûts AVEC une élévation de la sécurité. Tout et son contraire, diriez-vous, mission impossible ? Pas du tout. Le lancement récent de l’entreprise commune Shift2Rail, initié par l’Union européenne que l’on critique tant, est justement destiné à établir un cadre de recherche ferroviaire pour diminuer le bruit, augmenter le trafic, faciliter l’accès, et bien d’autres choses. Le paquet mis sur la table est conséquent : près de 900 millions d’€. Pourvu que les mentalités suivent, chez les politiques…

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