L’analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation
Première partie
Les années 2012 et 2013 offrent une période
intéressante à plus d’un titre car elles coïncident avec une actualité chaude
au niveau de la gouvernance du ferroviaire. La première partie se concentre sur
la définition et l’état de l’industrie ferroviaire à l’aube des années 90. La
seconde partie met en balance le pour et le contre de la nouvelle gouvernance
voulue par les décideurs.
Une histoire en mouvement
Le site Wikipedia résume plutôt bien les vingt
dernières années législatives du rail. En 2012, un quatrième paquet était en
préparation au niveau de l’Europe pour réformer…certaines réformes de l’Europe
ferroviaire, sur fond de tension quant à la structure de gouvernance à adopter :
les uns ne jurent que par l’entreprise étatique intégrée, maître de son
territoire au nom de la souveraineté nationale, les autres prônent une
séparation juridique entre l’infrastructure et le(s) transporteur(s) pour
clarifier les subsides et promouvoir une meilleure efficacité via la
concurrence. Partisans et opposants de l’une ou l’autre option s’affrontent par
études et médias interposés pour des motifs qui leur sont propre : motifs
politiques pour beaucoup, argumentation technique et économique pour d’autres.
Tentons d’y voir clair.
L’industrie de réseau : des cas particuliers
Les industries de réseaux se distinguent du reste de l’économie par la présence d’un
actif physique très lourd : le réseau de transport. Celui-ci n’est géré
que par une seule entreprise, que ce soit en gaz, eau, électricité ou
téléphonie fixe. D’aucuns y ont rajouté le chemin de fer, argumentant sur la
grande dépendance entre le rail et la roue. La téléphonie ou l’électricité
offrent cependant la possibilité de se fournir auprès de plusieurs fournisseurs
tout en se branchant sur un même câble. En téléphonie, le client ne captera via
un préfixe que les signaux qui lui sont dû. En eau, gaz et électricité, le
client « se sert » au passage dans un grand mélange où plusieurs
fournisseurs utilisent - via une redevance d’usage - un seul et même réseau de
câble ou tuyaux. Ce réseau unique n’est alors géré que par une seule entreprise
régionale ou nationale selon les Etats : il y a donc ici bel et bien
séparation entre la fourniture et le transport.
La transposition d’un tel modèle aux chemins de fer
semble beaucoup plus difficile et moins pratique : fourniture de service
et transport se confondent car le client n’est pas chez lui mais en
déplacement. Il ne se « sert pas au passage » mais demande une offre
complète de transport de A vers B. Dans le cas du rail, cette offre
comprend non seulement le réseau, mais
également le mobile roulant nécessaire au déplacement : rails et trains ne font qu'un.
Caractéristique commune à ces industries : la
lourdeur des investissements en fonction de l’étendue du réseau. Les coûts de
construction y sont astronomiques et « irrécupérables », et les
extensions souhaitées ne peuvent se concevoir qu’à long terme. Voilà pourquoi
il est fait usage du monopole – souvent étatique - pour la gestion d’un réseau
car le marché est myope pour le long terme étant donné qu’il ne peut satisfaire
un retour rapide sur investissement comme l’exigent les investisseurs privés.
En dehors de certaines concessions telles Eurotunnel, il n’existe que fort peu
d’exemples mondiaux d’infrastructures privées, si ce n’est quelques ouvrages d’art
payants.
Les coûts, le juste prix et l’endettement
Sujet polémique s’il en est, la fixation des prix de fourniture
de transport et d’énergie est un acte hautement politique qui met en
perspective le tarif octroyé face aux coûts de production. En transport, ces
derniers se sont toujours révélé bien supérieurs à ce que peut dignement payer
l’usager, ce qui implique une politique de subventions où intervient doublement
le portefeuille du contribuable : une première fois via les impôts, une
seconde fois à la consommation. Les politiques de fixation des prix par l’Etat
ont l’avantage majeur d’ignorer les soubresauts du marché et les coûts de
production de sorte que ceux-ci ne peuvent être couverts que par l’endettement
collectif. Les partis de la gauche radicale semblent être les seuls à
considérer que cet endettement se doit d'être illimité ! Les autres se montrent
nettement plus sceptiques…
On peut les comprendre : l’envolée des déficits
dans les années 70 a signifié une hausse des taux d’emprunt, conjugué à une
taxation très importante d’un public cible de plus en plus élargis au fur et à
mesure des dérapages des finances publiques. Le mécontentement a rapidement
gagné l’ensemble de l’électorat avec des conséquences que nous évoquerons dans
la deuxième partie.
Une administration, des roulants et l’infra
Tous nationalisés, les chemins de fer entament l’après-guerre
sous un régime d’économie administrée, très en vogue en cette époque
keynésienne. Véritable entité d’Etat, le rail ne devait sa subsistance que par
les seules subventions dont le ratio variait au gré des partis au pouvoir. La
fixation des tarifs évoquée plus haut ne permettait aucune marge de manœuvre
pour faire rentrer les recettes : il ne s’agissait pas d’attirer le client
mais « d’espérer » que l’usager …fasse usage du chemin de fer. En
haut lieu, lors des douloureux arbitrages annuels, c’était toujours l’infrastructure
qui faisait les frais de l’économie vus les coûts astronomiques évoqués
précédemment. On préférait alors produire des « BMW du rail » - comme les Trans Europ Express – quitte à les faire rouler sur un réseau désuet et des
gares d’un autre âge. Un indice qui ne trompe pas : la presse spécialisée
glorifiait à tour de bras les progrès en traction et matériel, et ne produisait
que rarement quelques écrits sur l’infrastructure, confirmant cette
catégorisation toujours actuelle du « conducteur » face à « ceux
d’en bas, de l’infra ». La séparation, déjà, vue d’un angle interne.
La solidarité par les subventions croisées
Au sein des directions, nombreux furent avalisés les
vases communicants permettant à un secteur de renflouer l’autre. Justifiables
sur le plan de la solidarité interne, ces croisements amenaient parfois les
dirigeants à masquer les réalités et à embellir les rapports annuels destinés à
la tutelle. La tentation était grande de noyer la comptabilité dans un vaste
flou avec l’espoir de faire adopter des subventions à la hausse sans poser trop
de questions. Un fait qui sera mis à mal dès les années 80 quand les
parlementaires quémanderont enfin une ventilation des dépenses et recettes par
branche, dans le but de clarifier les comptes et d’adopter les budgets. La
désintégration commence…
Le corps cheminot
Le cheminot, l’homme du chemin de fer, n’est jamais
absent de la question sociale. Au XIXè siècle, ce corps était vu comme un
fleuron de l’ascension sociale pour tout une cohorte de paysans voulant fuir la
grande misère des campagnes. Comme l’exprime si bien Henri Scaillet (1), le
travail du cheminot ne peut se concevoir sans esprit d’équipe, de camaraderie.
Certaine catégories de cheminot avaient même un pouvoir de police judiciaire !
Ainsi s’est forgé, au cours des décennies, l’esprit cheminot sur le terrain
avec en appoint, un grand corps de techniciens et d’ingénieurs. L’ensemble se
veut extrêmement hiérarchisé et dévoué à la mission confiée par l’Etat. Il
reste cependant souvent associé à l’esprit ouvrier et à l’industrie lourde qu’il a accompagné, de par ses nombreuses luttes sociales
qui auront marqué toute l’histoire du chemin de fer. Cela s’en ressent encore
de nos jours, où chaque changement des règles acquises engendre une adrénaline
parfois savamment entretenue comme contrepoids politique (nous y revenons
dans une autre chronique).
L’ère du changement
Dans l’intervalle, mai 68 est passé par-là et
paradoxalement, en faisant valser les choses acquises, le grondement du peuple
accoucha d’un citoyen plus individualiste et moins réceptif à la grandeur de l’Etat.
Le respect s’essouffle et les exigences de qualité montent en puissance,
contredisant toute la tradition cheminote où naguère, le citoyen se contentait
de ce qu’on lui offrait. Désormais il réclame des comptes aux élus, qui le
répercutent notamment sur le rail. En parallèle, la chute de l’industrie lourde
fait place à la logistique où le train ne devient soudainement plus obligatoire
pour le transport (voir la chronique particulière à ce sujet). Cette remise en cause de l’Etat-Providence, du corps
cheminot et des subventions croisées recentre le débat sur une nouvelle gouvernance du rail. Elle est l’objet de notre seconde partie.
(1) Henri Scaillet : "L'histoire des Chemins de Fer" - PFTTSP 2006
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