Les camions sur le train : origines et perspectives

L’analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation 
Quelle rengaine depuis des lustres : "quand va-t-on mettre tous ces camions sur le train ? " s'écrie le bon peuple. Pourtant cela existe depuis longtemps, mais ca parait tellement confidentiel que personne ne voit quoique ce soit. Et ce ne sont pas les autoroutes et autres ring embouteillés quotidiennement qui démontreront le contraire ! Petit tour d'horizon.

Deux marchés bien différents
La technique qui consiste à transposer une boîte ou un camion sur un wagon a comme souvent une origine militaire. C'est dans les années 50 que des camions commencent à embarquer sur des wagons plats. En fait il s'agit surtout des remorques de camions, le "tracteur" restant à quai. De l'autre côté de l'Atlantique, à la même époque, un agriculteur-camionneur se désespère de devoir attendre, au port, une journée entière pour ses livraisons de coton alors que des dizaines de dockers embarquent main à la main des marchandises par petite quantité. L'ingénieux bonhomme imaginera alors de faire embarquer d'une traite tout le contenu de son camion à bord : le conteneur était né. Caisses maritimes d'un côté, camions de l'autre, d'emblée deux techniques s'élaborent en parallèle, avec leurs normes et leur marché. Les camions sur le train est ce qu'on appelle le transport combiné. L'un est plus typiquement du monde routier, l'autre tient davantage du monde maritime.

Le transport combiné
C'est le monde des routiers. Rien à voir avec le maritime, ses milliards et ses navires géants. Ici, des chargeurs routiers louent des places ou gèrent carrément leur propre train complet via une société ad-hoc. Ils recherchent fiabilité et petits prix. Mais pas question de conduire les locomotives : pendant longtemps, cette tâche fut le monopole garanti du service public. Si les origines de la technique remontent parfois même avant la guerre, c'est surtout dans les années 50-60 que des camions prennent le train. Il faut dire que le réseau autoroutier est peu développé, que les aires de chalandises ont un rayon d'action moindre et que l'économie n'est pas encore à l'hyperspécialisation des usines. 

Hier, à chacun son gâteau
D'emblée, deux marchés s'affirment avec leurs règles et surtout, leurs tarifs. Les chemins de fer différencient très nettement les camions des conteneurs. De plus, le transport routier est fortement contingenté, réglementé et soumis à la douane. L'Europe est encore absente des législations, le monopole ferroviaire est toujours garanti comme au bon vieux temps. Résultats : chaque pays à "sa" compagnie de transport combiné et "sa" société de transport containers. Cela donne dans l'ordre : Novatrans / CNC en France, TRW / Interferry en Belgique, Kombiverkehr / Transfracht en Allemagne, etc. Dans certains autres pays, la compagnie de containers n'est autre...que le chemin de fer d'Etat lui-même. La fixation des prix et l'organisation du transport sont ceux du service public, rarement en adéquation avec le marché.


Un conteneur ou une caisse mobile ? (photo Chatama via Wikipedia)
Les sociétés rail-route de chaque pays collaborèrent dès 1970 à l'UIRR, association toujours présente de nos jours. Une bataille homérique par brochures interposées eut lieu dans les années 80 lorsqu'Intercontainer, l'autre association regroupant les "containeristes", fut accusée de transporter des caisses mobiles, chasse gardée de l'UIRR et des routiers. La caisse mobile se distingue en effet du conteneur par différents aspects, notamment qu'elle est non-empilable et que ses dimensions (pour les plus longues) sont celles des semi-remorques européennes. De plus, ces caisses étant bâchées pour la plupart, elle ne peuvent être levée que par des pinces au niveau bas de la caisse, comme le montre les deux photos ci-dessous, ce qui accroit les coûts d'acquisition. L'industrie chimique utilise beaucoup les caisses mobiles citerne - ou les conteneurs citerne, c'est selon (photo ci-dessus), d'où une bataille sémantico-juridique car, comme indiqué plus haut, la tarification différait entre le conteneur et la remorque routière. Et dès l'instant où il y avait des gros sous en jeu...

Préhension par pinces par reach stacker (photo bauforum24.biz)
Cette guerre des caisses avait déjà eu un avant goût de par la conception des chantiers de transbordement, nécessitant voies en longueur, surface de stockage et grue(s). En France, le dogme du chacun pour soi avait poussé la logique à l'extrême en dotant certaines villes de deux chantiers distincts : l'un pour les containers (CNC), l'autre pour les camions (Novatrans)! En Allemagne, aux Pays-Bas et dans d'autres pays, un seul chantier assurait les deux "marchés". Les mentalités différaient aussi d'un pays à l'autre concernant ce même transbordement. Alors que l'allemand Kombiverkehr estimait que cela incombait aux chemins de fer, la CEMAT italienne en faisait son activité principale. A cela s'ajoute encore la propriété et le coût des wagons, le transport de remorques routières demandant des wagons dotés d'une poche entre les bogies - donc plus chers - où viennent se caler les roues de la remorque, qui se retrouvent ainsi à environ 40cm au-dessus des rails. Tout ce qui précède pourrait donner l'impression d'une grande lourdeur dans cette technique de transport. C'était un peu le cas.

Aujourd'hui et demain
Le contexte socio-économique des années 80 a entraîné une vague anti-keynésienne débouchant sur des politiques de libéralisation de vastes secteurs très réglementés. Les mondes routier, aérien et maritime furent les premiers à être libéré des lourdes contraintes qui pesaient sur l'exploitation. Le chemin de fer fut en revanche un secteur extrêmement imperméable à l'ambiance extérieure. Pour preuve, cette surestimation de l'Europe qui, avec sa première directive 91/440, pensait libérer le transport combiné international de manière quasi naturelle. Et rien ne se passa ! Pourtant, des progressions importantes était enregistrées dans le transport combiné jusqu'à la crise de 2008 où l'économie dicta drastiquement une baisse de régime. Le citoyen constate, lui, que les autoroutes demeurent plus encombrées que l'année précédente. Alors, que se passe-t-il ? Le transport combiné ne serait-il qu'une solution marginale ?

Un environnement peu favorable ?
Chargement à l'aide d'un reach stacker (photo TrucknetUK)
On ne reviendra pas sur un aspect crucial : le réseau d'industries est dense, mais dispersé. L'économie d'aujourd'hui spécialise les usines et joue sur les flux tendus, parfois à l'heure près comme dans l'industrie automobile (voir notre chronique sur ce sujet). Spécialisation, sites multiples, va-et-vient incessant entre usines, tout cela nous mène à la notion de rapidité. Et là, le transport combiné répond absent : du fait du transbordement vertical par grue spéciale, il faut amener sa remorque 2 à 3 heures à l'avance, puis la charger sur le train, faire rouler le train, puis décharger et enfin venir reprendre sa remorque. Tout cela coûte des heures. Et lorsqu'il y a grêves, ce sont des jours de retards que l'on doit compter. Alors, devant ce taux de fiabilité si faible, beaucoup de logisticiens ont préféré renoncer et conserver leur indépendance face aux aléas.

Là-dessus se greffe la notion de distance : 500 à 600 kilomètres minimum pour que "l'effet des heures de chargement" s'estompe. En effet, les logisticiens qui sont moins dans l'urgence et qui peuvent se satisfaire d'un transport jour A-jour B rencontreront au transport combiné une réponse à leur besoin. Dans les petits pays comme le Benelux ou la Suisse, le camionnage moyen n'excède pas les 40 à 80 km par trajet, ce qui met le chemin de fer hors-jeu. Et quid des trajets multiples, lorsqu'il faut déposer une palette par-ci, deux autres par là, le tout en une journée....

Mais il faut en core compter sur deux réticences. La première vient des petits routiers indépendants qui n'ont pour seules tartines que leur camion. Ceux-là ne veulent pas voir leur remorque s'en aller sans eux, par méfiance. La seconde réticence est encore plus pernicieuse : il y a des clients industriels qui ordonnent à leur logisticien des taux de fiabilité très élevés et qui leur interdisent d'utiliser le train ! 
L'illusion législative
Le combiné fonctionne bien en Allemagne (photo CC Greg92_09)
L'Europe, fort soucieuse parait-il de revitaliser le rail tente toujours de redresser le secteur ferroviaire à coup de paquets législatifs. Il y en a déjà eu trois et un quatrième s'apprête à être ficellé fin 2012. C'est que l'écologie n'est plus un vain mot en ces temps où la pollution se calcule en dégât sur la santé et la sécurité. Des séminaires par dizaines, des rapports universitaires ou parlementaires par tonnes sont fournis chaque année. Sur le terrain, des entreprises ferroviaires privées se sont ruées dans la niche du transport combiné avec plus ou moins de succès, surtout en Europe du Nord. Mais rien n'y fait, les encombrements sont à la hausse permanente. Cela montre qu'une overdose législative ne peut rien contre les habitudes industrielles où chaque euro pèse pour la compétitivité des entreprises. Plus grave : les industriels veulent un chemin de fer dont l'image est l'exact contraire de ce que réclament les cheminots. Blocage...

Le pessimisme serait-il le mot de la fin ? Peut-être pas si tout une série de détails pouvait trouver une solution. Parmi ces détails, citons l'allocation des sillons qui doit impérativement évoluer vers un "beaucoup mieux" et éviter qu'un monopole quelconque, public ou privé, n'en achète la totalité dans l'unique but de contrer les nouveaux entrants (1). Dans d'autres cas, c'est surtout d'argent dont le rail a besoin. Or là, on sait que le privé a plus de facultés à obtenir des emprunts qu'un Etat qui pratique la subvention et doit arbitrer des demandes politiques. Pour autant, il n'y a pas de religion toute faite entre l'une ou l'autre formule : privé ou public, rien ne peut fonctionner sans règles claires, précises et appliquées. Or seul l'Etat est en mesure d'édicter les règles, et c'est à lui de mettre de l'ordre dans la fourmillère ferroviaire où l'on constate encore, aujourd'hui, que tout est permis. Alors, à quand 5 minutes de courage idéologique ?

(1) Voir ce récent épisode entre ECR et la SNCF


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