Etats-Unis : interrogation sur l'utilité du tram ?
Analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation et observateur ferroviaire
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04/09/2014

Les trams américains font-ils partie du développement économique ou sont-ils amenés à promener des gens autour des villes ? C’est en ces termes que débute un article d’Eric Jaffre en janvier dernier, dans le magazine web « Citylab.com », donnant le ton de la polémique.  Laquelle ? La réapparition des « streetcars » -  les trams aux Etats-Unis - , qui suscite quelques interrogations au pays roi de la mobilité fossile. Il y a une quinzaine de ville qui ont déjà, ou ont pour projet une ou plusieurs lignes de tram dans leurs cartons. Mais la quantité des fréquences et la longueur des lignes interpellent certains observateurs quant à la fonction économique de ce nouveau transport.

A l’origine
L’image du tram américain renvoie encore indubitablement aux célèbres Cable Cars plus que centenaires de San Fransisco (1873) , sorte d’icone nationale qui distille une image plutôt romantique et « funny » du transport urbain ferré. Alors que l’Europe revient avec cette technologie depuis les années 80-90, au pays de l’automobile reine, on commence seulement à réfléchir sur l’impact de la circulation dans les « downtown », la ville-centre. Mais on constate aussi et surtout une nette hausse des prix de l’immobilier des quartiers centraux, en proie à une vaste gentrification.
Plus basiquement, le boom de tramway est issu des dispositions de l'American Recovery and Reinvestment Act, et en particulier au programme de subvention TIGER 2009, sous la législature Obama I, qui a depuis distribué quelque 3,5 milliards de dollars à plusieurs centaines de projets de transport public et d’infrastructures. Au total, le Département fédéral des Transports a distribué environ un demi-milliard de dollars à des projets de tramway en centre-ville au cours de ces cinq dernières années. L’administration Obama compte beaucoup sur les trams pour laisser une sorte d'héritage sur la politique urbaine après l’échec de projets plus ambitieux comme le train à grande vitesse,  contrarié par l'intransigeance des gouverneurs républicains de Floride, de l'Ohio et du Wisconsin et en proie à des problèmes politiques en Californie.

Dallas (photo Matt Johnson via flickr CC BY-NC-SA 2.0)

Le tram en débat
On aurait pu croire que le débat pro/antis tournerait autour du thème de « liberté individuelle » cher au secteur automobile. Il a en fait viré sur la technologie : bus contre tram ! Partisans et adversaires s’étripent  sur les capacités techniques de tramways, qui sont continuellement comparés aux bus qui les ont remplacés. Un tram vaut plusieurs bus et son confort est certes souvent loué. Mais les premières lignes livrées à l’exploitation ne montrent pas toutes leur capacité.  Ainsi certains s’interrogent : est-il sage de dépenser 98 millions de dollars comme Atlanta l’a fait, pour construire un système de transport pas plus rapide que son prédécesseur par bus ? Les commentateurs d’outre-Atlantique fournissent des chiffres de 30 millions de dollars par mile dans les coûts des infrastructures, et un trafic de tramway qui ne produit pas une amélioration notable de la mobilité sur le bus. Une simple voiture en double file peut amener à paralyser le système, comme le clament ses adversaires.
Argument pas faux. Il y a des chiffres qui interpellent. Ainsi, à Seattle ou Memphis, le trajet moyen est d’1 seul petit mile (1,6km), tandis qu’il atteint 2,6 miles à La Nouvelle-Orléans (4,18km ).  Concernant la fréquence, un blogueur a rassemblé quelques intéressantes données, comme les fréquences horaires visibles ci-dessous :



Ces chiffres ont amené le débat sur l’utilisation réelle des streetcars dans la société américaine : sont-ils des moyens légitimes de transport urbains ou des nouveautés destinées à fournir un embourgeoisement des quartiers chics de la nouvelle gentrification ? Bigre. En réalité, il faut étudier l’intégration du tram avec le reste du réseau de transport public. A La Nouvelle-Orléans, 40% des voyages se font en tram sur l’ensemble du réseau. C’est nettement en dessous dans d’autres grandes villes des Etats-Unis.  Le professeur en transport Jeffrey Brown de l'Université d'État de Floride a fait cette constatation que certains organismes de transport public ne voient pas nécessairement les tramways comme faisant partie intégrante du réseau de l’ensemble du transport en commun ! A Tampa, il n’y aurait même pas de connexion avec les bus, laissant suggérer qu’il s’agit d’une sorte de bonus. Le tram se construirait donc comme un morceau « à part ». Comment expliquer cela ?

On peut légitimement penser deux choses. D’une part, s’il existe aux Etats-Unis un courant favorable à moins de pression automobile dans les centres-villes, il ne faut pas sous-estimer le poids des lobbys dans ces paysages institutionnels anglo-saxons, dont les relais montent jusqu’au Congrès. D’autre part, le tram arrive dans une majorité de villes construites pour l’auto, avec ses rues rectilignes sur des kilomètres où l’usage de la voiture ne s’est jamais réellement posé comme étant un problème.  Mais les arrière-pensées politiques ne sont jamais très loin non plus et n’aident pas à la promotion du tram. Pour beaucoup d’élus locaux, le tram est avant tout un catalyseur de croissance d’un quartier, le moyen  de transport ne venant qu’en deuxième place dans le discours. Les observateurs avisés ne sont pas loin de penser que la hausse du niveau de vie dans les quartiers centraux desservis prime sur les valeurs de la mobilité en général. Car une hausse de l’indice socio-économique signifierait une hausse des impôts locaux. Tout est dans tout…


Toujours est-il qu’il faut argumenter face aux critiques de passéisme. « Je ne pense pas que ce soit de retour en arrière », dit le Républicain Earl Blumenauer, représentant l’Oregon et la ville de Portland au Congrès américain. L’écrivain Aaron Weiner se demandait en janvier dans « Next City » si la question qui se pose aux américains aujourd’hui est de savoir si les tramways - ni le moins cher ni le plus rapide moyen de déplacement des personnes en ville - sont simplement une lubie fantaisiste ou effectivement un mode de transport en commun d’avenir. Un petit tour en Europe ou à Melbourne suffirait à l’aider à trouver la bonne réponse…